Un film parlé (Manoel De Oliveira, 2003)

Une culture passéiste, réduite à sa rhétorique, ne résiste pas à sa désintégration

C’est un film qui fait parler cinq adultes qui ont chacun leur point de vue sur le monde, son passé, son évolution, ses clivages, ses difficultés, mais dont le principal personnage n’est ni la femme d’affaires Delphine, interprétée par Catherine Deneuve (Française, le bleu), ni l’actrice et chanteuse Elena, interprétée par Irène Papas (Grecque, le rouge), ni l’ancien mannequin vedette Francesca, interprétée par Stefania Sandrelli (Italienne, le noir), ni le capitaine du navire de croisière John Walesa, interprété par John Malkovich (Américain d’origine polonaise, le blanc), ni même la maman professeur d’histoire à l’université de Lisbonne Rosa Maria (Portugaise interprétée par Leonor Silveira, actrice préféré du réalisateur) qui commente à chaque escale les monuments qu’elle visite enfin après ne les avoir connus que par les livres (que des lieux touristiques archi-connus, voire banals : Marseille l’ancienne Massilia, Naples et Pompéi, l’Acropole, Istanbul, Alexandrie et les pyramides, Aden). Le personnage central est la petite fille Maria Joana âgée de cinq ans à laquelle tout le monde s’adresse car on la trouve adorable, d’autant plus que les trois femmes d’âge mûr à la table du capitaine, Delphine, Elena et Francesca, chacune célèbre dans son pays respectif, chacune parlant sa langue et comprenant la langue de l’autre, ces trois femmes n’ont pas eu d’enfant et ne cachent pas le regret que cela leur inspire. C’est à elle que les explications sont destinées, c’est elle qui recevra un cadeau du capitaine (une peluche), c’est elle qui fera demi-tour pour récupérer son doudou, et finalement c’est elle qui restera bloquée avec sa mère dans le bateau au moment où il explosera1. Le cinéaste âgé à l’époque de 95 ans met en scène la seule enfant du groupe, unique porteuse d’avenir, et la fait disparaitre dans la scène finale. Le capitaine, responsable de cette fin calamiteuse car c’est lui qui avait offert la peluche à l’enfant, n’a pas le temps de se déshabiller pour plonger, il a juste le temps de montrer sa stupéfaction.

C’est donc, pour cette enfant, un film apocalyptique, un film de fin du monde. Tout ce que les adultes tentent de lui transmettre sera entraîné avec elle dans l’explosion : la culture classique, le plaisir du voyage, la musique, la pratique des langues. On ne s’en étonnera pas car les connaissances accumulées ne servent plus à rien, elles sont rhétoriques, verbales, muséales, emportées par la violence, le terrorisme. Ce n’est pas un hasard si le titre du film insiste sur la parole : um film falado (un film parlé ou parlant2, une sonorité qui évoque en français le faillir, la défaillance). La parole ne suffira pas, elle est défaillante, il n’y aura pas de langue universelle ou babelienne pour la sauver, ne nous faisons aucune illusion. Malgré nous, le navire continue à avancer, sa proue nous précède. Le père de la petite Maria Joana est pilote d’avion (aviateur d’une compagnie civile, comme le dit son épouse), et pourtant sa mère a préféré le bateau pour le retrouver à Bombay, meilleur moyen selon elle de faire découvrir à sa fille les richesses des civilisations passées. La petite est curieuse, bonne élève, elle est prête à tout absorber, mais elle sera anéantie sur le chemin par ces mêmes civilisations. La parabole est simple, cruelle, mais vraie. Les grandes civilisations sont indissociables de la barbarie, la pulsion de mort est indissociable de la culture. 

  1. Tourné en juillet 2001, avant le 11 septembre, le film a quelque chose de prémonitoire.  ↩︎
  2. Manoel De Oliveira est le seul cinéaste du 20ème siècle à avoir commencé sa carrière aux derniers jours du muet. ↩︎
Vues : 2

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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