Maria (Pablo Larrain, 2024)

D’une voix perdue, absente, on ne peut faire émerger qu’une archi-présence pour toujours enclose, inaccessible, encryptée

Le film raconte la dernière semaine de Maria Callas avant sa mort le 16 septembre 1977, 12 ans après sa dernière représentation sur scène le 5 juillet 1965 (Tosca à Covent Garden, une représentation honorée sur cinq prévues), et 3 ans après sa dernière prestation publique le 11 novembre 1974 (à Sapporo, Japon, à la fin de sa tournée internationale avec le ténor Giuseppe Di Stefano). À quel degré sa voix était-elle à ce moment-là abîmée, ou changée ? Elle tente jusqu’au bout de la retrouver, mais il n’y a pas d’espoir, la voix est perdue, définitivement. Cette petite fille aura reçu et/ou fabriqué de toutes pièces une voix divine, elle l’aura merveilleusement travaillée, et elle doit en faire le deuil. Il y a d’infinies discussions sur les raisons, les circonstances et les modalités de cette perte, des questions compliquées de musicologue ou d’expert que le film n’aborde pas. Sans doute se sent-elle coupable, dans une certaine mesure. Elle aura tout fait, tout tenté, sans limite, à un tel degré d’engagement, que tout pouvait arriver. Le deuil aura été progressif, il aura duré autant que sa relation avec Aristote Onassis depuis leur rencontre, en juillet 1959. À partir de son installation à Paris (début 1961), elle aura réduit son activité. La voici donc installée au troisième étage du 36 avenue Georges-Mandel, promenant ses deux caniches sans jamais changer son itinéraire (rue de la Pompe, rue de Longchamp et rue des Sablons). Malgré les réticences de son entourage, elle absorbe un cocktail de substances sans lesquelles elle ne pourrait pas dormir, ni rester éveillée, ni supporter la solitude. Finalement c’est par une embolie pulmonaire qu’elle s’en va, à 53 ans.

Le film est construit sur la fiction d’une dernière interview supposée avoir eu lieu dans cette dernière semaine de vie. Les réponses reprennent en partie des propos tenus lors d’une autre interview (réelle) accordée le 14 juin 1964 à Bernard Gavoty. L’anachronisme est assumé : toutes les périodes de la vie de La Callas sont en jeu. Pour interpréter cette femme exposée à l’attention médiatique, il fallait une autre vedette : Angelina Jolie. Il fallait aussi que le journaliste fictif1 soit jeune, charmant et plutôt gentil, sans quoi elle aurait refusé l’exercice. S’il est bizarrement nommé Mandrax, c’est parce qu’il la câline comme un médicament, du nom (commercial) de celui qui a contribué à la mort de la Diva (la méthaqualone2). Ce choix étrange marque un parti-pris : seule une drogue hypnotique, meurtrière, est à la hauteur du génie de la cantatrice. Au moment du décès, il fallait à la Callas une amitié dangereuse, hors norme, en rupture avec ce qui était devenu le quotidien de sa vie. Elle en est morte.

Le contexte étant situé, il faut en venir à la question essentielle : la voix. Cette voix dont d’innombrables enregistrements circulent était déjà morte, sépulcrale, au moment de son décès. En 1977, depuis cet appartement que le réalisateur préfère situer Place Vendôme (la place la plus froide de Paris, la plus monumentale), dans une ville quasiment déserte, ses réponses ont perdu leur sincérité de 1964 et semblent surgir d’un tombeau. La voix parlée dans le film rejoint la voix enregistrée : c’est une trace, une relique. La Callas a perdu son charisme. Ce n’est pas seulement un organe qui s’est effacé, une émanation de la beauté, c’est la présence en général. Le film fait de la personne en cours de disparition une statue, une construction dépourvue de magie et d’imagination, la somme des concerts et des déclarations conservés dans des archives. 

Mais s’il ne reste rien du vivant de l’artiste, il reste quelque chose de Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulos, née le 2 décembre 1923 à New York et morte le 16 septembre 1977 à Paris : une autre voix qu’elle rejetait, qu’elle refoulait, dont on sent la chaleur à travers le film, malgré le film. Les nombreux flashbacks renvoient vers un passé trop raconté, trop connu pour qu’il soit intéressant de le porter autrement que dans une fiche Wikipedia. Derrière cette construction, ce récit auto-bio-mytho-logique, un archi-passé insiste, sans lequel Mary n’aurait jamais travaillé comme une folle pour arriver à une réussite aussi incroyable. Il ne s’agit pas seulement des pressions de sa mère Litsa ni des calculs de son pygmalion Meneghini, il ne s’agit pas non plus d’ambition ou d’exhibitionnisme. Il s’agit de cette voix dont on a célébré la singularité, sans jamais vraiment la définir. Voix du siècle dit-on, voix rauque, parfois stridente, parfois dramatique, parfois légère, toujours adaptée au rôle qu’elle interprète, sans limite, hétérogène, encore moins normée après sa cure d’amaigrissement, énorme et grave, puissante jusqu’à l’aigu, précise, sans faille, d’une agilité surprenante, etc., sur laquelle même les meilleurs spécialistes ne réussissent pas à s’accorder. Cette voix dont on ne saura jamais d’où elle venait, elle est absente du film, ou plus exactement : elle habite le film par son absence.

Revenons à la voix en partant d’un documentaire de la BBC sorti la même année 2024, Maria Callas, the final act (Clare Beaven). Quand Maria Callas a-t-elle perdu sa voix ? Cela remonte loin, très loin, avant sa rencontre avec Onassis (1959), avant son spectaculaire amaigrissement (1953), avant même son retour aux Etats-Unis (1945), alors qu’elle est âgée d’à peine 22 ans. Cela remonte à sa période d’apprentissage à partir de 1937, à Athènes. Selon les musicologues consultés, son vibrato était déjà très lent. C’était un défaut qu’elle ignorait, un défaut d’autant plus précieux qu’il participait de sa singularité, de l’envoûtement que provoquait sa voix. Sans ce défaut de la petite Maria dans son intimité, la Maria d’avant le chant, elle n’aurait pas été la Callas. Ce vibrato trop lent s’est aggravé avec le temps. Dès la vingtaine, il correspondait à celui d’une cantatrice en fin de carrière et déclenchait une pulsation des aigus qu’elle ne pouvait pas contrôler. Telle est la tragédie qui l’a touchée dès le milieu des années 1955. Alors qu’elle avait toujours été travailleuse, une professionnelle exemplaire, elle est devenue imprévisible, capricieuse disait-on, un comportement de diva connu dès 1957-58 et devenu scandaleux en 1959, quand elle n’a chanté que le premier acte de Norma à Rome en laissant en plan tous les spectateurs, y compris le président de la république italienne. Elle s’est déclarée grippée mais ce n’était pas ça, elle savait qu’elle ne pourrait pas être parfaite. C’est sa voix qui l’a trahie, et les critiques se sont déchaînés contre elle. Entre 1959 et 1965, elle n’a plus chanté de grand opéra et a privilégié sa vie de femme, avec Onassis.

Pourquoi alors les répétitions secrètes dans une salle d’opéra vide telles qu’elles sont restituées dans le film de Pablo Larrain, en ces jours de septembre 1977 ? Il ne s’agissait pas de préparer un retour, un futur où sa grande voix serait enfin revenue. Elle savait que c’était impossible. Il s’agissait de faire revivre un passé obscur, énigmatique, d’actualiser le souvenir de cette faculté mystérieuse qui avait fait d’elle la référence suprême du chant idéal. Elle accumulait chez elle les recettes de cuisine, pour des plats qu’elle ne préparait jamais ou qu’elle aurait refusé d’avaler – mais la recette de son chant restait pour toujours oubliée, encryptée. Elle aurait pu se contenter d’une remémoration, mais il lui fallait la présence que seules les médications, les produits addictifs ou Mandrax pouvaient encore lui procurer.

  1. Interprété par Kodi Smit-McPhee. ↩︎
  2. Aujourd’hui retiré de la vente. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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