Portraits Fantômes (Kleber Mendonça-Filho, 2023)
Quand l’ancrage territorial et temporel du cinéma risque de s’effacer, il faut attacher sa ceinture et continuer
C’est un film nostalgique qui ne porte pas sur le cinéma, cet art dont on a souvent annoncé la mort, mais sur les lieux du cinéma : l’appartement de la mère du réalisateur, dans le centre de Récife, partagé entre les emplacements où l’on projetait ou visionnait des films et ceux où l’on en tournait1, la maison voisine qu’on n’arrêtait pas de filmer avec ses gestes quotidiens et ses aboiements (ce chien dont le réalisateur a retrouvé le son dans la bande d’un de ses films de jeunesse), les anciens cinémas du centre ville qui presque tous ont disparu, parallèlement au dépérissement de ce quartier. La nostalgie ne porte pas sur les films eux-mêmes, qu’après tout on peut revoir ailleurs, souvent restaurés, la nostalgie porte sur les immeubles, les bâtiments, les lieux spécialisés comme la cabine de projection du cinéma Art Palacio. Pour présentifier ces lieux, le réalisateur utilise des rush d’époque, ceux qui montrent sa mère bien vivante (avant que, comme les cinémas, elle meure prématurément), et les images d’aujourd’hui, qui vont toujours dans le sens d’une déperdition, d’une ruine. Ce n’est pas le portrait des lieux, c’est plutôt le portrait de la trace des lieux, de leur dégradation, de leur appauvrissement (dans tous les sens du terme), de leur destruction par des bulldozers ou des termites comme dans son précédent film de 2016, Aquarius, de leur remplacement par des gratte-ciels, des magasins ou des églises évangéliques. Symbole éloquent de la transformation en cours : alors qu’il arrivait aux anciens cinémas de résister passivement à la censure, les nouveaux temples accueillent des prédicateurs bolsonaristes. Les sièges et les écrans sont toujours là, mais ils ne sont plus au service du même monde. L’appel à la prière a remplacé l’appel au désir.
En 2021-2023, le film s’inscrit dans une longue série d’autobiographies cinématographiques (autobiocinématographies) qui renvoient à des lieux déterminés, lieux d’enfance ou de découverte : Licorice Pizza (Paul Thomas Anderson), Marx peut attendre (Marco Bellocchio), L’île rouge (Robin Campillo), Empire of Light (Sam Mendes), Aucun ours (Jafar Panahi), Le Livre des solutions (Michel Gondry), et même The Fabelmans (Steven Spielberg) ou Armageddon Time (James Gray)2. C’est comme si les localisations précises, ancrées dans le temps, résistaient à la montée des plate-formes internationales, qui contournent les salles, les villes, les pays. On peut s’interroger sur le passéisme de ces films. Proposés par des réalisateurs qui ne sont pas tous en fin de carrière, de quel avenir sont-ils porteurs ?
Peut-être une réponse se trouve-t-elle dans la toute dernière scène du film, quand le réalisateur demande à un chauffeur UBER de ne pas suivre le trajet proposé par l’application. Le chauffeur répond par un avertissement : il possède un super-pouvoir qui, à certains moments, le rend invisible, et c’est ce qui arrive. Voyant le chauffeur disparaître, Kleber Mendonça Filho attache sa ceinture. Il en va ainsi du cinéma : même sans chauffeur, même sans salles (ou presque)3, il continue. Les vieux quartiers et les anciens appartements nous ont abandonnés. Ne sachant pas où va le cinéma, il ne nous reste qu’à attacher nos ceintures.
- Dans cet appartement de quatre pièces, Kleber Mendonça Filho a tourné ses premiers films amateurs, puis ses courts-métrages et enfin son premier long, Les Bruits de Recife. ↩︎
- On peut aussi citer, à la lisière du cinéma, la maison de Serge Gainsbourg, restaurée par sa fille Charlotte. ↩︎
- Ou presque : car il reste une dizaine de salles à Recife. Kleber Mondonça Filho n’en montre qu’une : le Saint Louisdécoré de fleurs de lys, empli de spectateurs de tous âges. ↩︎