Avec l’Internet, une injonction machinique contamine l’humain
Nous savons qu’Internet est une machine, une gigantesque machine, mais nous avons tendance à oublier que personne ne la contrôle. À chaque fois que nous y participons, que nous faisons une recherche, un achat, une prise de parole, nous l’alimentons. Elle dévore tout ce qui vient de l’humain et ne recrache jamais rien : soit elle détruit, elle efface, soit elle archive, soit elle instrumentalise. Selon certains anthropologues, cette machine fonctionne comme un parasite qui se nourrit des humains, coévolue avec eux dans un rapport où nous sommes l’hôte et elle l’agent dépendant, mais la relation est peut-être plus symétrique, voire inverse : elle est l’hôte, et nous sommes les parasites. Notre vie dépend de son mode de fonctionnement, qui tend à la souveraineté. Si elle était atteinte d’une panne ou d’une maladie mortelle, c’est nous qui aurions de grandes difficultés à survivre, car nos aptitudes à l’autonomie se sont fortement réduites. Désormais le pouvoir se trouve de son côté, une situation dont témoignent de nombreux films et séries, directement ou indirectement. Après les anticpations géniales de Francis Ford Coppola dans Conversation secrète (1974) ou de David Cronenberg dans Videodrome (1983), le coup d’envoi a été donné plus de dix ans après l’invention de l’Internet (1989) par Kiyoshi Kurosawa vers 2001, dans Kaïro. Par le biais de la machine, les personnages du film sont appelés par une force létale qui les dépersonnalise, les transforme en spectres dont le seul objectif est d’attirer toujours plus de victimes. Les rares personnes qui résistent sont celles qui sont capables de prendre des décisions sans se laisser influencer. Leur égocentrisme les sauve. Plus de deux décennies plus tard, dans Cloud (2024), Kurosawa a été plus pessimiste. Le manipulateur, qui croit pouvoir vendre n’importe quoi à n’importe qui, perd le contrôle. Ses victimes le capturent, décident de le mettre à mort, mais la mafia locale préfère le sauver. Elle seule est capable d’opposer à la malédiction des réseaux une puissance encore plus mauvaise. L’humain qui croit agir n’est que l’instrument des affidés au réseau : il est le parasite des parasites. Dans d’autres films qui ne semblent pas porter directement sur l’Internet, les forces en jeu sont les mêmes. Le personnage dit « R.M.F. » de Kinds of Kindness (Yórgos Lánthimos, 2024) est balloté entre la mort, la mission aérienne et la résurrection en fonction des intérêts ou des choix stratégiques de sectes qui contrôlent les faits et gestes de tous les personnages. Qui est capable de déterminer vos choix sexuels, votre alimentation, votre lieu de vie et aussi le moindre de vos gestes professionnels ? La machine d’influence, de publicité et de persuasion composée d’une infinité d’algorithmes dont personne n’a une vue globale. Cette machine est incarnée dans le film par un chef ou un gourou, mais ce ne sont que des hommes de paille. Il ne reste aux personnages qu’un seul espoir : un ratage, une panne, une défaillance du réseau – mais même cet événement peut être détourné au profit de la machine.
On retrouve la question de la panne dans L’accident de piano, de Quentin Dupieux (2025). C’est le personnage principal, Magalie Moreau, dont on nous dit qu’elle est née le même jour que l’Internet (12 mars 1989), qui subit les conséquences d’une erreur, d’un accident mortel. À la suite de cet événement, elle rencontre une journaliste qui l’interroge sur son histoire, sa vie personnelle, ses projets; mais elle ne peut rien dire car elle n’en a pas. Elle n’est rien d’autre que les vidéos en ligne et l’argent que ça lui rapporte. Plutôt que de l’avouer, elle assassine la journaliste. Il en va de même de l’Internet en tant que système : étranger à l’intimité, au for intérieur, à l’inconscient de ses utilisateurs, il préfère se débarrasser de ceux qui posent des questions.