Alpha (Julia Ducournau, 2025)

Dans un monde déréglé, sans lien social ni valeurs, on ne peut s’appuyer que sur une famille étroite, et des corps quasi morts

Encore un film déréglé, qui reflète à sa façon, quelque peu maladive, le dérèglement du monde. Il y a eu Mégalopolis (Francis Ford Coppola, 2024), Eddington (Ari Aster, 2025) ou Dracula (Radu Jude, 2025). Ces films clivants ont tous été rejetés par une certaine partie de la critique. Sans évoquer frontalement les problèmes concrets, comme le changement climatique, ils semblent avoir absorbé, intériorisé, le dérèglement général. Ils sont gênants, embarrassants, on ne sait pas trop quoi en faire, mais on les regarde quand même avec un certain intérêt, peut-être à cause du signataire, pour lequel/laquelle on a une certaine sympathie. L’étrange particularité du film de Julia Ducournau tient à la place du corps. La réinterprétation qu’elle fait du SIDA transforme la maladie en une sorte de minéralisation progressive, de transformation du corps malade en statue marmoréenne, en gisant immobile et sacré. Étrangement, ce corps dont on se demande comment il sera enterré (et s’il peut l’être) est aussi un corps esthétisé, attrayant, séduisant, secourable. Il ne provoque pas de dégoût, mais un effroi devant la paralysie progressive. La mère-médecin qui accepte de s’en occuper ne recule pas devant eux, au contraire, elle semble les aimer. Dans un monde dont la vie sociale semble avoir disparu, sans fondement ni structure, où le principal affect est la peur, on se replie sur la famille, une famille qui a le même destin que les corps : soit elle se pétrifie, soit elle s’effrite.

Le cœur du récit n’a rien d’original. Il s’agit d’une fille adolescente, 13 ans, nommée Alpha1, dont on ne connait pas le géniteur qui a pourtant dû exister un jour (il n’en est jamais question), une famille monoparentale comme on dit, avec une mère2 qui n’a ni nom, ni prénom mais une profession, médecin. Héroïne du film, elle ne peut être que transfuge de classe. La mère est d’origine kabyle, elle a aussi une mère avec laquelle elle parle en langue berbère, et évidemment pas de père. Alpha est habituée à cette famille, mais elle croit qu’elle n’a que des tantes jusqu’au jour où surgit un frère de sa mère, nommé Amin3. Bien entendu il est malade, décharné, drogué, suicidaire (comme tous les frères kabyles, semble-t-il). On ne trouve pas dans le film un seul personnage masculin ayant quelque substance – sauf Amin, à sa façon mi prophétique, mi mortifère, un professeur d’anglais homosexuel incapable de tenir tête à un élève et un conjoint obèse qui quitte le repas familial au milieu de l’Aïd pour acheter du jambon (c’est tout dire). Dans ce monde dont toutes les structures sont défaillantes, il n’y a ni loi, ni autorité. Le chef de l’établissement scolaire d’Alpha est lâche et incohérent. L’hopital est vide, sans administration ni direction. Il ne reste qu’une infirmière et notre doctoresse inlassablement dévouée. L’épidémie en cours se situe quelque part entre le SIDA (pour ses modes de contamination) et le COVID (pour ses conséquences). Il n’y a de la part des pouvoirs publics ni stratégie, ni information. Que reste-t-il alors ? Rien d’autre que la famille étroite composée de trois personnes : Alpha et Amin, qui ne s’étaient pas vus depuis un épisode analogue de panique dans l’addiction, traumatique mais oublié, quand la fille avait 5 ans, et la mère courage, stoïque devant l’effondrement général. Solitaire devant la détresse de son frère, elle ne fait partager le fardeau ni à ses sœurs, ni à sa mère – qui d’ailleurs ne pose aucune question sur ce fils dépravé, qui a probablement fait de la prison. La solidarité familiale a des limites.

Dans ce monde de solitude absolue, Alpha n’a pas de copine, juste un copain terrorisé par l’idée qu’elle aurait pu lui transmettre la maladie. Le film commence par une scène de tatouage forcé : un A gravé sur le bras d’Alpha, sans aucune stérilisation ni précaution d’hygiène. Soupçonnée de pouvoir transmettre la maladie, Alpha est boycottée par ses camarades de classe. Stéréotype pour stéréotype, il était difficile d’éviter le harcèlement – mais le point particulier du film, son originalité, c’est que ce harcèlement ne passe pas par les mots, mais par le corps : le sang qui coule de la blessure se projette sur l’écran et vide l’amphithéâtre, quelqu’un cherche à noyer Alpha dans la piscine, elle se cogne et encore du sang fait fuir tous les nageurs. Sauf dans la famille, rien n’est verbalisé. 

Tout est construit en référence à un corps déjà mort. Quand Alpha avait 5 ans, Amin était déjà condamné, même s’il a survécu. Quand il tente de se suicider par overdose, on comprend qu’il se contamine avec la seringue souillée. En le réveillant, sa sœur lui procurera une belle mort : minéralisée, esthétique. Elle-même n’a pas de compagnon, elle ne cherche pas à séduire, elle a renoncé à la vie sexuelle. Mère universelle, son désir s’est effacé. Son sacrifice pour autrui est dépourvu d’analyse, de réflexion et même de révolte, il est limité au soin des corps souffrants, rigides. Tout se passe comme si le seul point d’appui, pour elle, résidait dans ses futurs cadavres pétrifiés, quasi phalliques, qui n’éjaculent pas du sperme, mais du sang. Dans la scène où son frère meurt pétrifié, elle semble trouver en lui une sorte de réassurance, d’appui provisoire; mais quand il s’effritera sous l’effet du vent rouge dans la toute dernière scène, elle se jettera par terre. Faute de corps, plus rien ne vient soutenir la verticalité – sauf sa fille, qui pleure des larmes rouges. Pour s’émanciper des gisants de pierre, matériaux morts, sans doute doit-elle rompre avec sa mère.

Le destin de la famille n’est guère différent. Pour le personnage de la mère, Julia Ducournau s’est inspirée de sa propre mère, gynécologue d’ascendance kabyle, avec le même type de grand-mère. Elle explique dans une interview que l’équipe du film a fonctionné comme une véritable famille où chacun engageait son histoire, sa vie. Mais cette famille ne dure que le temps d’un film : elle s’effrite immédiatement après. Il n’y a pas vraiment d’avenir. La réussite et l’échec du film, c’est qu’au fond il est déjà mort, rigidifié lui aussi. À qui s’adresse-t-il ?

  1. Interpétée par Melissa Boros. ↩︎
  2. Interprétée par Golshifteh Farahani. ↩︎
  3. Interprété par Tahar Rahim. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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