Mélancolie : un « je te porte » stérile

Dans mon deuil éternel, inguérissable, je te porterai toujours – mais rien de nouveau ne peut en émerger

On trouve chez Freud une opposition entre 1/ le deuil « réussi » qui suppose une identification limitée à un trait de la personne décédée grâce à laquelle on arrive à concilier la perte et la conservation, l’oubli et le souvenir, et 2/ le deuil « en échec » qui suppose une identification totale, mortifère, à la personne du mort, qui conduit à la dépression, la négation de soi, ce qu’on appelle la mélancolie. Dans ce cas le deuil devient irréparable, il se ferme sur lui-même. Dans un autre vocabulaire, la personne endeuillée dit au mort : « Je te porte », mais au lieu de limiter ce soutien à l’héritage d’un de ses éléments, il porte en lui la personne morte dans son ensemble, en tant que telle. L’adresse à l’autre est alors un « Je te porte en moi » stérile, puisque ce qui est porté en soi, c’est la mort. Rien de nouveau ne peut émerger de ce type de deuil. 

On a un exemple extraordinaire de ce type de processus dans le film de François Truffaut La Chambre Verte(1978). Gérard Mazet ne pense qu’aux morts. Il dit les aimer, les respecter, les honorer. Il est persuadé que s’il arrêtait de penser à eux, il trahirait la place qu’ils occupaient pour lui quand ils étaient vivants. Tout doit rester exactement à la place qu’ils occupaient pour lui quand ils étaient encore là. Il ne s’agit pas de prendre acte de leur disparition, il s’agit de faire comme s’ils n’étaient pas morts. C’est un deuil par essence interminable, auquel on ne peut jamais mettre fin. Il n’est pas étonnant que cette sorte de culte soit la préfiguration de sa mort à lui. Il restaure une chapelle où chaque mort a son cierge et lui-même sa place, et choisit de mettre fin à sa vie – ce qui n’est pas exactement un décès, car il était déjà mort. On ne peut pas imaginer deuil plus radicalement stérile. Pour lui, porter les autres, c’était porter sa propre disparition.

On trouve un phénomène analogue de deuil stérile dans le film de Radu Jude, Kontinental 25. Orsolya Ionescu se sent profondément mal à l’aise à la suite du suicide d’un SDF, Ion Glatenasu, qu’elle doit expulser de son squat en tant qu’huissière de justice. Elle aurait pu lui trouver un autre point de chute, le laisser un peu plus longtemps dans ce sous-sol miteux de la ville de Cluj qui doit être évacué pour laisser place à un hôtel. Elle redit son émotion à tous ses amis et relations : elle aurait pu faire autrement, elle se sent coupable, il n’aurait pas dû se suicider. Pour compenser ce qu’elle ressent comme une faute, elle ne part pas en vacances, elle fait un don à une ONG, elle sort avec un de ses anciens élèves, elle se confesse à un prêtre – et finalement revient chez elle. En-dehors de cette culpabilité qu’elle ressasse, elle n’a rien fait pour porter la mémoire de cet ancien athlète, Ion Glatenasu. Elle n’est habitée par aucune particularité de l’homme, mais seulement par son cadavre. C’est une autre façon de faire durer un deuil, sans qu’il n’en surgisse quoi que ce soit.

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