Il n’est de réponse légitime à l’impardonnable que verbale, discursive, politique
On ne peut pas donner de réponse claire, univoque ou générale à la question : « Qu’est-ce que l’impardonnable ? ». C’est une question de cas, de circonstances, de conséquences, de jugements, etc. Ce peut être une violence psychologique ou sexuelle, un viol, un trauma, une simple parole, ce peut être un événement historique atroce, un génocide, un bombardement, une invasion, ce peut être aussi une faute politique, une obstination dans l’erreur, une méprise, etc. Mais dès lors que ce mot est prononcé, dès lors que se fige cette conviction que plus rien dans le discours courant n’est à la hauteur, il y a un risque de violence proportionnelle ou disproportionnée – ce qui revient à faire payer l’impardonnable par l’impardonnable, de châtiment, de vengeance. Aller dans ce sens ne réduit ni n’annule en aucune façon l’impardonnable, cela ne fait que le prolonger. Pour répondre à tel ou tel événement qualifié ainsi (chaque fois différent, chaque fois unique), il faut se situer sur un autre plan, par exemple l’action, ou la parole, ou la création d’un autre espace qui ne serait plus pollué par le passé, ou le choix d’un ouvrage, d’une œuvre ou d’une mise en œuvre qui se situerait radicalement sur un autre plan. Rien n’est prévisible, aucun enseignement, aucun conseil ne peut être donné à ce sujet.
On peut trouver dans certains films des tentatives de réponse, plus ou moins convaincantes. Le héros de Yes (Nadav Lapid, 2025) est un performer, un musicien, un danseur. En pleine guerre de Gaza, il n’ignore pas les atrocités, mais sa réponse n’est ni dans l’action politique ni dans la parole, elle est dans les gestes, les postures, la dimension d’excès muet qui habite ses postures de clown. Il est complice de la haute société, mais son acquiescement est marqué par l’ambiguïté, le doute, l’angoisse. Il accepte de se soumettre à l’ambiance consumériste et guerrière, mais laisse entendre par son ironie, sa caricature mordante, que l’horreur les dépasse tous. D’un côté il laisse faire, mais d’un autre côté il est affecté par l’abjection. C’est un comportement que jamais sa mère si exigeante sur le plan moral, ne lui aurait pardonné. L’impardonnable se glisse en passager clandestin dans ses attitudes de bouffon ridicule, et finit par tuer toute estime de soi. À la fin du film, il n’aura de choix qu’entre le suicide et la fuite. On peut s’interroger sur cette conclusion, qui exempte le personnage au nom castré, Y., du courage de la verbalisation.
Le film de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, Le capitaine Volkonogov s’est échappé (2021) témoigne d’un tempérament différent. On est en 1938, le capitaine Fyodor Volkogonov, lui-même menacé, se rend compte que les grandes purges staliniennes ne sont qu’une folie meurtrière qui peut tomber sur n’importe qui, n’importe quand. Sa manière de répondre, dans sa fuite, à ces abominations, est étrange et originale. Il croit que si une victime, une seule, lui accorde son pardon, alors il échappera à l’impardonnable (la damnation éternelle). Il en contacte plusieurs mais aucune n’accepte, sauf peut-être une qui, à l’agonie, ne dit rien. Cela lui suffit. Il saute dans le vide, espérant aller directement au paradis. Par sa rupture radicale avec le monde délirant du stalinisme, il espère donner sens à sa mort. Certes son initiative n’a rien à voir avec la justice. C’est un acte égoïste dans l’espoir d’une auto-salvation (un pardon sollicité pour une rédemption espérée), mais c’est quand même un élément de réponse : il préfère changer d’univers plutôt que de combattre ou de se venger.