Lohengrin, opéra de Richard Wagner (1850) mis en scène par Kirill Serebrennikov en 2023

Exiger l’amour inconditionnel du sans-nom, c’est impossible.

Kiril Serebrennikov a réalisé, en 2022, La femme de Tchaikowki, un film où il est question, comme dans Lohengrin, d’un amour impossible1. Lohengrin refuse le mariage parce qu’Elsa n’a pas respecté sa promesse de ne jamais rien lui demander sur son identité, son passé et ses origines, tandis que Tchaïkowski rejette Antonina parce que, selon lui, le mariage devait rester blanc, dans le but de cacher son homosexualité. Dans l’interprétation de Kirill Serebrennikov, les deux femmes ont un autre point commun : elles sont folles, ou tout au moins assez déséquilibrées pour être prises en charge par des psychiatres. Antonina finira sa vie dans un maison de fous, et Elsa sera prise en charge par son ennemi, le psychiatre Telramund. Or dans les deux histoires, les héros, les personnes exceptionnelles, sont les hommes. Lohengrin est le fils de Parsifal2, qui détient le Graal, et Tchaïkovski est le grand compositeur bien connu. Après tout, qu’est-ce qui prouve que ces femmes sont folles ? Antonina exige la consommation du mariage, ce qui est son droit, et refuse de divorcer, ce qui est aussi son droit. Elsa estime qu’un mari doit révéler sa véritable identité. Comment pourrait-elle aimer jusqu’à la fin de ses jours un individu anonyme, dans l’ignorance de la lignée que ses propres enfants devront prolonger ? Elles ne demandent rien d’autre que l’application de la loi commune, dont leurs maris exceptionnels, uniques, estiment qu’ils sont dispensés.

Que demandent ces hommes qui rendent les femmes folles ? Tchaïkovski est avant tout un musicien, il n’est pas intéressé à « faire famille », et qui pourrait croire que Lohengrin, envoyé vers Elsa par le Graal, n’aurait pas d’autre désir que se marier, avoir beaucoup d’enfants et faire souche dans le Brabant ? Le Graal, qui « est d’une nature si sublime que, s’il est découvert, il doit fuir le profane », a suscité en Lohengrin un désir d’amour qui s’est concrétisé envers Elsa, mais ce n’est pas n’importe quel amour, ce n’est pas un amour banal. Voici quelques extraits de ce que Lohengrin lui déclare : « Nous sommes à présent retirés du monde, personne ne doit être témoin du salut du coeur » « Sublime est l’essence de notre amour! (…) Tes yeux m’ont dit que tu étais innocente, ton regard m’a forcé à servir ta grâce ». « Tel est le prodige qui m’a lié à toi, lorsque je te vis, ma douce, pour la première fois; je n’ai pas eu besoin de connaître ton origine, mes yeux t’ont vue, et mon coeur t’a comprise ». « Si tu ne fléchis pas à mon commandement, je te mettrai bien au-dessus des autres femmes! » Et après la trahison d’Elsa : « Celui qui est élu pour servir le Graal, ce dernier l’arme d’un pouvoir surnaturel; toute vile tromperie est absente de lui, lorsqu’il le voit, la nuit de la mort s’évanouit en lui. (…) Le Graal est d’une nature si sublime que, s’il est découvert, il doit fuir le profane; c’est pourquoi il ne faut pas nourrir de doutes envers le chevalier, si vous le reconnaissez, il devra vous quitter. » Lohengrin insiste sur la dimension du doute. Elsa n’aurait pas dû le questionner, elle n’aurait pas dû douter de lui, car son amour, à lui, est absolu et inconditionnel, au-delà de toute question, de tout doute. Elsa résiste à cette exigence dont on peut dire, du point de vue de la norme usuelle, qu’elle est folle. Elle veut faire couple avec un homme normal, qu’elle puisse nommer, dont elle connaisse la date et le lieu de naissance, dont elle puisse éventuellement rencontrer Papa et Maman. Son désir n’est-il pas le plus commun, le plus courant, le plus conventionnel ? Pour elle le mariage est une transaction, il est conditionné par les qualités du mari. Lohengrin se dérobe à ses critères. Il affirme qu’il n’a pas choisi Elsa en fonction de ses origines, de sa lignée, mais qu’il l’a choisie immédiatement, sans réfléchir, inconditionnellement. C’est sur cette dimension, inconditionnelle, que je voudrais insister

Le choix de mise en scène retenu par Serebrennikov, qui situe le deuxième acte à l’époque moderne et transforme Telramund et son épouse Ortrud en soignants, fait d’Elsa une femme traumatisée, déprimée, culpabilisée, une femme borderline au bord de la folie. Cette pathologisation de la figure d’Elsa conduit à sous-estimer, voire effacer, dans l’opéra de Wagner, les deux exigences formulées par Lohengrin : garder l’anonymat, et faire en sorte que l’amour ne soit soumis à aucune condition. Pour Lohengrin, ces deux exigences sont liées. S’il dévoilait son nom tout en épousant Elsa, il abaisserait sa mission, il ferait du Graal l’attribut banal d’un chevalier comme un autre. En restant anonyme, il sauve le mystère3. Ce qui n’est même pas nommé peut rester absolument pur, à l’abri de toute transaction. Lohengrin n’étant en aucune façon dépendant du roi, il peut affirmer sa pleine souveraineté. Son amour n’est subordonné à aucune condition extérieure. L’amour inconditionnel ne s’embarrasse d’aucune considération pour qui que ce soit – pas même pour l’amante, qui ne peut que s’incliner. Telle est la pureté revendiquée par Lohengrin, dont la contrepartie est l’innocence supposée d’Elsa.

En donnant la plus haute valeur à Lohengrin, Wagner dévalorise Elsa. Cette misogynie n’est pas atténuée par la mise en scène de Serebrennikov, au contraire. La jeune femme est successivement séductrice, hystérique, agitée, alitée, faible, excitée, belle aux cheveux longs ou inversement laide et chauve, etc. Aucune métamorphose ne lui est épargnée. En contraste avec elle, Lohengrin est calme, toujours précis et efficace y compris dans le combat, constant dans ses décisions. Alors qu’en général l’exception vient perturber le monde courant, dans l’opéra de Wagner, c’est l’exception qui pacifie, et la normalité qui devient folle. Il suffit de nommer Lohengrin, et la vie peut continuer. L’opéra se termine par le retour de Gottfried4, le frère d’Elsa. Il hérite du pouvoir légitime (celui de la vie quotidienne), tandis qu’elle disparaît de la scène.

  1. Le 27 juillet 1877, Antonina Milioukova s’est mariée avec Piotr Ilitch Tchaïkovski, mais leur relation n’a duré que quelques jours. Après avoir tenté de se suicider, le compositeur a refusé de la revoir, tandis qu’elle proclamait son amour et le proclamera jusqu’à sa mort, en 1917. Entre Lohengrin et Elsa, la séparation sera encore plus rapide, puisqu’elle aura lieu le jour même du mariage. ↩︎
  2. Dans la plupart des œuvres qui le mettent en scène, Parsifal lui-même ne sait pas qui il est, ignorant jusqu’à son propre nom avant que quelque vieil ermite croisé en chemin ne le lui révèle. ↩︎
  3. Comme Parsifal, le Graal doit rester indescriptible, indéterminé. Si l’on précisait son contenu, ses objectifs, on l’intégrerait dans le monde de la banalité, de la quotidienneté, on le ferait disparaître. ↩︎
  4. Par envoûtement, Ortrud avait transformé Gottfried en cygne. Son désenvoûtement marque le retour au pouvoir des princes. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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