Pauline à la plage (Eric Rohmer, 1983)
Réfléchi, calculé, désiré, commenté, conditionné, l’amour défait l’amour, c’est un amour sans amour
En exergue de ce film, troisième de la série des Comédies et Proverbes1, Eric Rohmer a placé une phrase issue d’un texte de Chrétien de Troyes : « Qui trop parole, il se mesfait »2. Le verbe utilisé, « mesfait », n’existe pas en français moderne. Dans le contexte du film, il renvoie à l’amour. En parlant trop de l’amour, on le « méfait », on le transforme en autre chose. La parole n’est pas neutre, elle agit, et cet acte de parole ne favorise pas l’amour, au contraire. On peut résumer le film en disant : Pauline (15 ans)3, heureuse d’être enfin en vacances sans ses parents, aimerait être initiée à l’amour, mais (avec sa frange et ses vêtements unisexe) elle se sent encore proche de l’enfance, se méfie, attend de voir venir. Sa cousine Marion4, styliste parisienne récemment séparée de son mari, qui pourrait être son introductrice, se fourvoie en faisant mine d’aimer un homme plus âgé qu’elle, lui aussi divorcé, Henri5. Pierre6, beau jeune homme qui s’occupe des dériveurs sur la plage de Granville7, se fourvoie en tombant amoureux de Marion qu’il avait rencontrée cinq ans auparavant, et qui en réalité ne lui correspond pas. Pauline se fourvoie en s’attachant à Sylvain, un jeune de son âge qui, selon elle, n’est pas digne de confiance (il a accepté d’entrer dans le jeu d’Henri). Finalement tout le monde revient à son point de départ. Les deux personnages les plus beaux, Pierre et Marion, sont les plus malheureux : Pierre prend acte des refus de Marion, il se résigne, et Marion trahie par Henri clôt le film par des pleurs. Henri s’en va, Sylvain retourne chez son père et Pauline rentre à la maison8. À l’exception de Pauline, qui s’exprime le moins possible, les personnages du film parlent beaucoup, ils parlent trop, notamment de l’amour, beaucoup trop pour pouvoir être véritablement amoureux. L’excès de parole chasse l’être. Si l’on se base sur ce critère, seule Pauline, un jour peut-être, pourra être (vraiment) amoureuse – à condition qu’elle ne noie pas cet amour sous un flot de paroles ou de pensées.
Quant à lui, Eric Rohmer n’hésite pas à noyer l’amour sous un flot de paroles9, de jugements, de désirs, de calculs, ce qui conduit à le « méfaire », le rendre impossible. Un véritable amour serait indicible, impensable. Il récuserait toute justification, tout commentaire. C’est celui que Marion prétend désirer, mais elle fait le contraire. Pierre désirerait lui aussi un amour de ce genre, mais il prend pour objet une Marion idéalisée qui, dans son imagination, serait aussi parfaite que son corps, une Marion qui n’existe pas. Pour Marion, Henri présente deux avantages : 1/ il est extérieur (ethnologue, habitant en Océanie), et pour elle l’amour doit venir d’ailleurs, elle déteste l’amour familial, conventionnel (pas question d’enfant dans sa vie, tandis qu’Henri a un enfant, une fille). 2/ elle humilie Pierre qui a été son amour de jeunesse, qui est trop semblable à elle-même, qu’elle connait trop, comme s’il était son (petit) frère (et d’ailleurs à un moment, dans une discussion avec la marchande, Pierre dit que Marion est sa soeur). Pour Marion, un couple avec Pierre aurait quelque chose d’incestueux, il est donc à éviter à tout prix. Le point commun entre Marion et Henri, c’est qu’ils répètent les conditions de leur divorce. « J’ai aimé, j’ai été aimé, maintenant je vais me reposer » dit Henri, tandis que Marion dit : « Je n’ai pas aimé, je n’ai pas été aimée, maintenant je vais faire un autre essai ». Henri est content de ne plus avoir à supporter une épouse, et Marion peut rester seule en rêvant d’un amour qui, au présent, n’a aucune consistance.
On peut s’arrêter là et se limiter à la morale de l’histoire mise en exergue, mais on peut aussi se demander s’il n’y a pas, sous-jacent, un autre enseignement, une autre morale dont Pauline pourrait tirer parti. Ce serait : « Il ne faut rien attendre de l’amour ». Vas-t-en, prends ton essor et fais autre chose. L’amour est la plus grande des illusions. S’il survient (ce qui est rare), c’est sans prévenir, sans calcul, etc…. Pauline semble avoir parfaitement compris, puisqu’elle décide de mettre prématurément fin à son séjour normand.
- Le film a été récompensé par un Ours d’argent à la Berlinale de 1983. ↩︎
- Citation complète : « Nus ne puet estre trop parliers / Qui sovent tel chose ne die / Qui torné li est affolie, / Car li sages dit et retrait / Qui trop parole, il se mesfait » (Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte de Graal), qu’on peut traduire par : « Personne ne peut être trop bavard sans souvent dire quelque chose qui le rend ridicule, car le dicton du sage dit : « Celui qui parle trop fait lui-même un mauvais tour. » ↩︎
- Interprétée par Amanda Langlet. ↩︎
- Interprétée par Arielle Dombasle. ↩︎
- Interprété par Féodor Atkine. ↩︎
- Interprété par Pascal Greggory. ↩︎
- Le film a été tourné à Jullouville (du nom d’Armand Jullou, inventeur de la station en 1882), entre Granville et le Mont Saint-Michel. ↩︎
- Une couleur est attribuée à chacun des garçons : bleu pour Pierre, blanc pour Sylvain, rouge pour Henri, en référence au tableau de Matisse La blouse roumaine, dont une reproduction est accrochée dans la chambre de la fille d’Henri où Pauline passe une nuit. ↩︎
- « Les films de Rohmer sont les seuls à envisager le dialogue comme le sujet même de leur mise en scène, et non pas comme le complément de l’action » (Michel Mourlet). ↩︎