Joker (Todd Phillips, 2019)
N’étant rien, le Joker peut tout représenter : le bien comme le mal, le rire comme les larmes, il est le « pharmakon » qui symbolise le chaos comme la justice, le crime et sa réparation
Gotham City1 est en proie au chaos, au chômage, à la criminalité. La ville est remplie d’ordures, les gens sont dégoûtés par les odeurs. Arthur Fleck2 tente d’y survivre en tirant profit d’un handicap d’un type particulier : dès qu’il est débordé par l’émotion, ce qui arrive souvent, il ne peut pas s’empêcher de rire, même dans les circonstances qui s’y prêtent le moins. C’est un symptôme où les contraires se rejoignent : le rire est une façon de pleurer, sa tristesse prend le masque d’une joie excessive. J’espère que ma mort aura plus de sens que ma vie écrit-il dans son journal. Son rêve, ce serait de devenir humoriste, mais faute de mieux, il travaille comme clown. Tout le monde se moque de lui, on le ridiculise, on le frappe, on l’attaque dans la rue, et pourtant il rit, il ne peut pas se retenir. C’est un rire insoutenable, insupportable, inarrêtable, un rire de fou, mais il se demande qui est le plus fou, lui-même ou le monde extérieur. Il est arrivé qu’on l’enferme dans un hopital psychiatrique, et il aurait préféré y rester. Malgré les médicaments et le secours des psychologues, il n’en peut plus. Sa vie, pour lui, équivaut à la mort, il vit en permanence au bord du suicide. Il habite chez sa mère Penny qui lui parle toujours du maire, un certain Thomas Wayne pour lequel elle a travaillé il y a plusieurs décennies, dans l’espoir qu’il résoudra ses problèmes de pauvreté. C’est aussi une inversion des valeurs : le maire mafieux est attendu comme un sauveur. En attendant, elle regarde à la télévision le show de Murray Franklin3, qui se moque de tout en recevant des célébrités. Arthur et sa mère assistent à ce spectacle comme la majorité de la population. Ils sont ambivalents : l’humour du présentateur télé est aussi un sommet d’instrumentalisation et de cynisme.
Ce monde d’inversion des valeurs n’épargne pas ses collègues. Randall Kleinmanhoffer (un autre clown), lui conseille de se défendre contre les agresseurs et lui donne un pistolet – mais le pistolet est un cadeau empoisonné, un moyen de défense fait pour attaquer et surtout être attaqué, un pharmakon supposé protéger, guérir, mais qui conduit à la contamination, au malheur, à la mort. Un jour qu’il va faire le clown dans un hopital pour enfant, il perd son revolver et se fait licencier. Il ne lui reste qu’un seul lien social pour survivre, la jolie Sophie qui habite dans son immeuble. Il la suit dans la rue et lui parle de son futur one man show4. Son journal est plein de blagues et d’observations pour le préparer. Mais ce one man show se révélera, lui aussi, un pharmakon : cet homme qui veut faire rire manque totalement d’humour5, et la réhabilitation espérée se transforme brutalement en chute. Tout le monde le trompe, lui ment, l’accuse, il est un bouc émissaire, le lieu des mépris et des trahisons. C’est alors qu’arrive le premier crime, dans le métro du retour, quand un groupe de traders s’en prend à une fille solitaire. Ému, Arthur ne peut retenir son rire, ils l’attaquent, il sort son revolver et les tue sans pitié. C’est le début de la transmutation. Tandis qu’il rêve d’embrasser Sophie, tout le monde entend parler du clown qui a assassiné les employés du maire Wayne, qui s’avèrent plus méprisables que lui. Le peuple de la ville approuve ces meurtres. Quand le maire accuse les pauvres gens en disant qu’ils ne sont rien d’autre que des clowns qui se cachent derrière un masque, Arthur Fleck peut enfin se dire : je pensais n’être rien, je n’étais même pas sûr d’avoir jamais existé, mais maintenant je suis là, et les gens commencent à s’en apercevoir. La psychologue licenciée elle aussi des services sociaux lui répond : Ils se fichent des gens comme vous Arthur, et ils se fichent aussi des gens comme moi. C’est alors qu’il devient lui-même Joker, représentant général de toutes les frustrations.
Pour être quelqu’un, il aura fallu qu’Arthur Penck prenne le masque de n’importe qui, qu’il se transforme en l’individu moyen de Gotham City, sous la figure du clown. Je pense que le type qui a fait ça est un héros dit Sophie à propos des meurtres, il y a moins d’escrocs à Gotham City. Elle n’est pas la seule, car les masques de clowns se multiplient dans la ville. C’est alors qu’un nouvel épisode brouille les pistes. Il intercepte une lettre de sa mère qui prétend qu’il est, lui, le fils de Thomas Wayne. Il est quelqu’un, une deuxième fois – comme s’il fallait ajouter la légitimité généalogique à l’autre légitimité, issue du meurtre. On tombe dans la mythologie : le fils abandonné, comme Œdipe, va retrouver son supposé père, au moment où sa mère tombe malade. Il fallait cette onction paternelle pour que le clown soit crédible. Et c’est alors qu’un autre père symbolique, Murray Franklin, le ridiculise en passant à la télé le début de son one man show au Pogo’s Comedy Club, pendant lequel il ne peut pas s’empêcher de rire aux éclats. C’est un type qui n’arrête pas de rire jusqu’à ce que d’une certaine façon il devienne drôle. Murray cite une blague d’Arthur : « Quand je disais à mes copains d’école que je voulais devenir comédien, ils riaient tous. Mais maintenant que je suis comédien, plus personne ne rit ». Arthur prend cette attaque au sérieux, elle le rend triste et plein de haine.
La foule s’en prend aux institutions municipales, le Wayne Hall. Le slogan We are all clowns se répand, Down with Wayne s’énonce avec un masque de clown, Arthur est ravi. Il rejoint celui qui croit être son père dans les WC d’une salle de spectacle. Wayne lui dit que sa mère était folle, qu’il est un enfant adoptif, qu’il n’est pas son père. Il éclate de rire, l’autre le frappe. La police le soupçonne, il s’enferme dans un frigo (pour mourir dans le froid), en sort, se couche, reçoit un message du Murray Franklin Show qui l’invite à participer au show. Il récupère le dossier Penny Fleck à l’hopital psychiatrique, constate qu’il est effectivement un enfant adoptif, que sa mère le maltraitait, le torturait. Fini le rêve généalogique. Il n’est plus rien, de nouveau. Il entre dans l’appartement de Sophie, voudrait se suicider. De retour chez lui, il s’arrête pas de rire – c’est-à-dire de pleurer. Il va voir sa mère à l’hopital, lui dit cette dernière phrase, « Je me disais que ma vie était une tragédie, mais maintenant je me rends compte que c’est une sacrée comédie », et l’étouffe. Se préparant pour le show de Murray, il prévoit de s’y suicider, s’habille en clown pour la dernière fois (croit-il). Randall Kleinmanhoffer lui rend visite pour qu’ils se mettent d’accord, il le tue en présence du nain Gary. Deuxième vengeance. Il danse en descendant les escaliers. Il fume sa dernière cigarette. La police est sur son chemin, le poursuit. Il court jusqu’au métro rempli de clowns allant manifester. Il est impossible de le distinguer des autres, les flics sont attaqués par la foule, il y a des morts. Il n’y a plus un seul Arthur Fleck, il y en a des milliers. Afin que celui qui arrive au show de Murray Franklin les représente tous, il demande à être nommé Joker. Ce Joker n’est pas un individu, une personne, c’est l’essence du peuple, l’incarnation de la justice. Dépossédé de tout, le Joker peut, souverainement, opposer sa parole à la puissance démesurée des politiciens et des médias. Il est pharmakon lui-même : capable de contaminer, d’infecter, il est aussi capable de guérir. Pour personnifier l’insatisfaction et la frustration des foules, il contribue à la révolte, la généralisation du chaos, ce chaos qui existait déjà dans la ville sous la direction de Thomas Wayne.
Arrivé sur le plateau, Arthur Fleck se présente sous le nom de Joker. Après quelques blagues vaseuses, il révèle en direct qu’il est l’auteur des trois meurtres du métro. C’est un crime, et ça ne l’est pas. Il accuse Murray : « C’est vous qui décidez de ce qui est bien ou mal, comme vous décidez de ce qui est drôle ou pas » dit-il. Murray se met en colère, il appelle la police mais Arthur est plus rapide : il sort son revolver et le tue d’une balle dans la tête. Encore un retournement : parti sur l’idée d’un suicide public, le Joker se retrouve auteur d’un meurtre en public. Arrêté, il se retrouve dans une voiture de police. Sur la route, il se réjouit en voyant les émeutes. On brûle, on casse, on crie, etc. « Est-ce ce que ça n’est pas magnifique? »dit Arthur. On s’en prend aux voitures de police, des manifestants le libèrent et en font un héros tandis qu’il dessine un sourire sur son visage avec son propre sang. Les gens l’invitent à se lever, l’applaudissent, il ne rit pas, il a du plaisir, il est joyeux. Il fait semblant de rire du rire du clown. C’est l’enthousiasme. Il est vraiment un héros, une sorte de héros christique. Dans la panique, le couple Wayne s’engage dans une ruelle sombre pour fuir; un clown les suit et les abat sous les yeux de leur fils, qui se retrouve seul devant les corps sans vie de ses parents. Puis on voit à nouveau Arthur, son rire nerveux, devant une psychologue, dans la prison. « Qu’est-ce qui est si drôle? Je pense à une blague (on voit les cadavres) – Tu veux me la dire? – Tu ne comprendrais pas. » Le film se termine dans les couloirs de la prison. Hilare, il refuse de dévoiler la blague qu’il a en tête et commence à marmonner l’air de Frank Sinatra, That’s Life6. Le Joker déambule et danse, les semelles ensanglantées, dans les couloirs de l’hôpital.
Le film combine une folie pharmacologique et un souci de justice. Le Joker, son symptôme, ses instruments et ses actes sont tous ambivalents. Il n’est personne et il est tout le monde, il est rien et il est tout, mais cela ne fait pas de lui un être indifférent. Son souci est la justice, seule valeur qu’il reconnaisse. Ses crimes sont justes : contre la corruption (les trois sbires de Wayne), le mépris (le collègue), la perversion (sa mère), la passion du pouvoir (Murray et Wayne). Il assume crânement la responsabilité de ces meurtres devant la télévision, comme il le fera dans le film suivant Joker, folie à deux (2024), devant les tribunaux. Et pourtant entre le Batman de Tim Burton (1989) et son antagoniste Joker de Todd Phillips (2019), il y a une différence essentielle : Arthur Fleck n’est pas seulement justicier, il est aussi criminel. Orphelin (comme Batman), il est aussi vengeur, y compris contre sa mère. Le Joker peut, comme dans les jeux de cartes, remplacer n’importe qui, y compris le méchant, l’ennemi. Dans ce brouillage général, le film est à la fois moral et immoral. Il explose toutes les frontières : entre réel, fantasme et délire, entre pères, mères, politiques, financiers, amuseurs et policiers. C’est un délice pour psychanalystes : un héros psychotique tue deux fois son père (une fois Murray comme père imaginaire, une fois Wayne comme père symbolique, tué par un double), une fois sa mère et met le feu à toute la ville. Dans l’explosion finale, il n’y a pas une frontière qui tienne. La foule qui s’anonymise avec les masques de clown fait penser aux gilets jaunes : une énorme révolte à base émotionnelle contre l’injustice, la misère, mais sans programme précis, sans aucune autre motivation que s’en prendre aux riches, aux symboles de pouvoir et à tous les détenteurs de l’autorité. Une décision soudaine, un meurtre non prémédité, dans le métro, conduit à l’élimination de toutes les fonctions paternelles ou parentales.
Le paradoxe du film, c’est que, produit par les financiers et les médias (la Warner7), il s’en prend aux financiers et aux médias. Contaminé par la critique qu’il suscite, il est lui-même un pharmakon. Cette machine hollywoodienne pleine de clichés, où les personnages sont ultra-simplifiés, caricaturaux, révèle quand même une vérité – peut-être à l’insu de ses fabricateurs. L’industrie n’est pas toujours à l’abri de la vérité. Le père supposé, Wayne, dit la vérité à Arthur, en tout cas la vérité que corroborent les autres autorités : il a été un enfant adopté, martyrisé par sa mère adoptive. Il est donc orphelin, et non pas le fils du souverain. Mais le défaut généalogique ne l’empêche pas d’avoir sa part de souveraineté, son genre de souveraineté. L’esprit fragile, solitaire, toujours au bord du gouffre se reconnecte avec une société qui ne veut pas de lui. Plus il est dépossédé (des biens, du travail, de la famille, des liens sociaux, de la santé mentale, etc..), plus monte la haine, et plus l’anti-héros se transforme en figure héroïque. Cette dimension a été critiquée par ceux qui craignent que le film n’engendre la violence8 – comme si la rébellion décrite dans le film était plus dangereuse que les dizaines de films d’horreur tournés chaque année. Il y a, dans Joker, une vraie dimension politique, mais aucun programme, aucun plan, aucun projet. L’indétermination du pharmakon laisse l’avenir ouvert – pour le meilleur et pour le pire.
- Qui n’est autre que New York City. ↩︎
- Interprété par Joaquin Phoenix, qui a perdu 25 kg pour incarner le rôle. L’acteur a une épaule cassée et une omoplate qui revient vers l’intérieur – ce dont il joue abondamment dans le film. ↩︎
- Interprété par Robert de Niro. ↩︎
- Stand up comedy, ce serait pour lui l’occasion de se tenir debout. ↩︎
- Contrairement au Joker incarné dans le film de Christopher Nolan par Heath Ledger, Le Chevalier noir, il manque totalement d’ironie, et son propre rire est toujours en décalage de celui des autres. ↩︎
- That’s life / That’s what all the people say / You’re riding high in April, shot down in May / But I know I’m gonna change that tune / When I’m back on top, back on top in June. ↩︎
- Le film revendique l’héritage de la Warner par le logo du début et le générique de fin, et la reconstitution de la grande ville des années 70. À sa sortie, il a rapporté 500 M$ en deux semaines, une façon comme une autre de se venger contre son concurrent, Marvel. ↩︎
- On cite à ce sujet la tuerie d’Aurora (Colorado) qui a eu lieu en juillet 2012 pendant une projection de The Dark Knight Rises(Christopher Nolan). L’argument est faible, car au fond Batman est un héros moral, ce qui ne l’empêche pas de déclencher la violence. ↩︎