The Dead Don’t Hurt (Viggo Mortensen, 2024)

On ne peut pas empêcher l’injustice, on ne peut qu’en déplacer les conséquences

Les critiques de cinéma analysent ce film en fonction de son genre, le western. Ils l’inscrivent dans l’histoire du western, l’histoire américaine de la violence, de la vengeance, de la guerre, du bon et du mauvais gouvernement, de l’appropriation et du pouvoir. Une autre façon de l’interpréter renvoie au féminisme : la femme victime, réceptacle de toutes les brutalités, qui garde malgré tout sa dignité et sa capacité d’initiative. Mais on peut aussi le lire en privilégiant son questionnement central : l’injustice. Il commence par la mort de Vivienne Le Coudy1, résultat de ce qu’on peut appeler la coalition ou la coalescence de toutes les injustices. La scène suivante raconte une autre injustice, énorme, scandaleuse, infligée aux yeux de tous par les autorités locales : le maire, le juge, qui conduira à la démission du personnage interprété par le réalisateur Viggo Mortensen, l’immigrant danois Holger Olsen, qui avait brièvement accepté d’officier comme shérif. Tout le monde sait que l’homme accusé d’avoir assassiné six personnes est innocent, que le véritable responsable est le propriétaire terrien Alfred Jeffries, et pourtant il est immédiatement pendu. Le vrai coupable est innocenté. C’est le début du film même si ce n’est pas exactement le début de l’histoire, car le début de l’histoire se situe dans l’enfance de Vivienne qui subit une autre injustice : le départ (volontaire) de son père à la guerre contre les Anglais, qui sera ensuite répété à l’âge adulte par le départ (volontaire lui aussi) de son compagnon Holger Olsen pour la guerre de Sécession (1861-1865) contre les esclavagistes. Le premier ne reviendra jamais, et le second reviendra, mais trop tard. Deux causes politiquement et socialement justes auront entraîné, pour la petite fille puis pour la femme, des conséquences terribles. Le double sens du titre, The Dead Don’t Hurt, laisse entendre d’une part que seuls les morts ne font pas mal, ce qui signifie que tous les vivants font mal, y compris ces hommes fondamentalement aimants, dévoués et honnêtes; et d’autre part que Les morts ne souffrent pas, désormais Vivienne ne peut en vouloir à personne, pas même à ces hommes égoïstes et brutaux. L’injustice est partout, c’est elle qui domine, sauf rare exception : Vivienne elle-même et ses amis latinos, qui l’ont soutenue dans sa détresse. On pourrait dire qu’elle est la victime de toutes les injustices, si ce mot, victime, convenait, mais il ne convient pas, car elle ne cherche jamais à faire état de sa position victimaire. 

Voilà donc le sujet, le thème du film : l’injustice. Contre elle, Vivienne embellit sa maison. Elle ne peut rien faire d’autre, elle n’a aucun pouvoir, il faut qu’elle travaille à la merci de ces gens, alors elle fait ce qu’elle sait faire, elle l’ancienne fleuriste, elle fleurit. C’est sa stratégie : subir les effets de l’injustice tout en les déplaçant ailleurs, sur un autre plan; survivre en rendant la vie supportable. Violée par Weston Jeffries, le fils du propriétaire terrien, elle retiendra ce qu’il en reste, l’enfant, auquel elle donne le nom de son père québécois, Vincent. Vincent parlera une autre langue, le français, avec elle, au-delà de tout lien biologique. Il aura pour père Olsen qui l’emmènera loin de la petite maison d’Elk Flats (Nevada) et lui enseignera la dignité. Il se trouve que sur le chemin du départ il laissera Weston mourant, vengeance involontaire, justice de hasard qui n’est pas l’essentiel du film. L’essentiel, c’est qu’après le constat : on ne peut pas empêcher l’injustice, la vie continue. À l’époque, rien ne pouvait empêcher la progression de la syphylis transmise à Vivienne, rien n’a pu empêcher la trahison des hommes de sa vie. Et pourtant elle avance, elle fait progresser. Il est impossible de compenser l’injustice dans les termes mêmes où elle se produit, mais on peut tenter d’en réparer les effets. Il faut s’en dégager, inventer d’autres problématiques sans rapport avec elle, ce qu’on pourrait appeler la leçon de Vivienne. L’enseignement est général, universel, il vaut pour n’importe quelle région, époque ou situation, pas seulement le Far-West.

  1. Interprétée par Vicky Krieps. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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