Le Grand Tour (Miguel Gomes, 2024)
Fuir par le voyage ouvre sur une extériorité factice : parodie du tourisme filmé, circularité, plaisir du pastiche, réitération de soi qui mène à l’effacement
C’est un film plaisant, séduisant, plein d’humour. On peut l’analyser, le disséquer, le sonder, mais par son ironie, sa distanciation, sa frivolité auto-parodique, ludique, il neutralise à l’avance toute critique, il entraîne le spectateur, le voyeur, dans un jeu spéculaire où son propre plaisir scopique annule sa singularité, sa personnalité1. Le pitch2 est simple : Edward, fonctionnaire britannique en poste à Mandalay (Birmanie) fuit sa fiancée Molly qu’il n’a pas vue depuis 7 ans et qu’il ne serait même pas capable de reconnaitre. Il fuit aussi son travail, son chez soi, l’idée même du mariage, une vie trop régulière de bureaucrate qui ne l’intéresse pas. Il se lance dans un long périple en Asie avec pour principal bagage son bloc-note pour dessiner. Il ne veut pas se marier, mais Molly ne pense qu’à ça. Elle cherche à rattraper Edward dans son périple, mais tout indique que ce n’est pas sa seule motivation. Elle aussi est en fuite : elle fuit l’Angleterre, sa maladie (elle tousse et s’affaiblit progressivement), sa famille, sa vie quotidienne sur laquelle on n’a aucun détail et aussi un prétendant qu’elle rencontre sur son chemin (M. Sanders). Elle collecte au fur et à mesure de rares indices sur le cheminement d’Edward. Tous deux se perdent, s’épuisent, et meurent (peut-être) à la fin. Sur ce plan on n’est sûr de rien : Molly semble se relever bien que son corps ait déjà refroidi, tandis qu’Edward a disparu, il n’y a pas de cadavre, seulement quatre hommes condamnés à mort pour l’avoir dépouillé et (peut-être) tué. Il se pourrait que l’un et l’autre vive, après, une autre vie, mais ce n’est pas l’objet du film (ni le sujet). Le film décrit leur effacement progressif, leur anéantissement.
Le Grand Tour n’est pas aussi improvisé qu’il en a l’air. Il suit l’itinéraire proposé aux touristes anglais du début du 20ème siècle sous le nom d' »Asian Grand Tour » : départ d’Inde ou de Birmanie, arrivée en Chine ou au Japon. De nombreuses scènes ressemblent à une suite de cartes postales ou de vidéos que des voyageurs lambda auraient postées sur les réseaux au retour des vacances : forêts de bambous en Chine, jungles thaïlandaises, temple enneigé au Japon, palais de Bangkok, port birman, demeure seigneuriale au Vietnam, Bouddha monumental sur le fleuve Yangtze, marionnettes du théâtre d’ombre, le téléphérique de Chongqing, pandas suspendus à des bambous dans la région du Sichuan, etc. Il n’y a pas de trucage numérique, ce sont de vraies images, mais pas non plus beaucoup de « vrais gens », comme on dirait aujourd’hui. Certes les images tournées en 16 mm N&B à grain visible sont professionnelles, magnifiques, mais elles ressemblent plus à des publicités pour voyages organisés qu’à une découverte réelle du pays3. Il s’agit de tourisme, de scènes spectaculaires privilégiant l’exotique, le pittoresque, de l’agrégation d’un contenu quasi-documentaire pour ne pas dire banal, une vision mythique (voire mystifiée) de l’Orient supposé différent de l’Occident, bien que nous sachions tous que la même industrie prolifère des deux côtés de l’Eurasie (et la même pollution). L’errance des fiancés parodie le tourisme organisé, et ne mène nulle part.
Le film commence par une grande roue à Rangoon, mise en mouvement par une force humaine, acrobatique. Beaucoup d’efforts, sans moteurs électriques, avec bras et jambes, au service de la circularité. Tout tourne en rond dans le film, la circularité ne nous lâche pas : les scooters sur une place de Saïgon au rythme d’une valse de Strauss, les travellings entre tunnels et forêts thaïlandaises, les plongées et contre-plongées, les tours de passe-passe d’une scène à l’autre avec illusion d’optique, les boucles temporelles effaçant le passage du temps, l’autre femme allant rejoindre son mari croisée dans une chaise à porteurs, les musiques hétérogènes se prolongeant l’une l’autre, les scènes tournées en studio qui ramènent aux années 30, etc. Le voyage est aussi factice que l’amour, et les personnages en reviennent toujours identiques à eux-mêmes. Les moyens ne leur manquent pas. S’il y a un problème, ils payent, ils rachètent leurs vêtements, ils mettent les personnes rencontrées à leur service. Même la mort de Molly est une fausse mort qui la fait revenir à la vie.
Dans chaque pays, la voix off parle la langue locale : le thaï, le tagalog, le mandarin, le japonais, et comme on est supposé voyager en 1918, la langue de l’Indochine est en partie le français, qui côtoie le vietnamien. Edward et Molly sont anglais, mais ils parlent portugais4. À part les sous-titres destinés aux spectateurs, les langues sont juxtaposées et ne communiquent pas entre elles. Chacun reste dans son univers linguistique, sans s’ouvrir à l’altérité, sans traduction. Il n’y a pas de vraie diversité, le regard est irrémédiablement occidental, comme si le passé colonial restait indépassable. Nous regardons, nous ne sommes jamais regardés. Ce choix alimente le pittoresque et l’illusion d’un voyage extérieur, alors qu’en continuant ce parcours sans but, sans horizon, nous restons constamment sur place. S’il n’y avait pas l’autre esprit des morts, l’humour, matérialisé par des bulles et des fumées, on pourrait s’ennuyer. Mais on ne s’ennuie jamais.
- Miguel Gomes reconnait une certaine dimension autobiographique. Son prénom complet est Miguel Eduardo. Au début du tournage (2020), il venait de se marier avec Maureen Fazendeiro, qui a co-dirigé le film. Celle-ci a tourné Diarios de Otsogassorti en 2021, qui inverse le cours du temps. ↩︎
- Issu de deux pages d’un roman de William Somerset Maugham, A Gentleman in the Parlour (1930). ↩︎
- Certaines images venues de Chine ont été captées par un assistant local et envoyées au réalisateur par Internet – un mode de diffusion devenu banal. ↩︎
- Le portugais est la langue du réalisateur et des deux acteurs, Crista Alfaiate (Molly) et Gonçalo Waddington (Edward). ↩︎