Identification d’une femme (Michelangelo Antonioni, 1982)

Seule la femme du dehors est digne d’alliance, mais jamais elle n’est disponible : elle éblouit, se dérobe et disparait

Niccolò Farra1, réalisateur, s’interroge sur son prochain film2. Il n’a en vue que des photos de visages de femmes autour desquelles il espère pouvoir construire une histoire. Sa décision n’est pas prise, il ignore qu’elle dépendra du mouvement déjà en cours dans sa propre vie. Sa femme est partie, il vit dans l’appartement qu’elle lui a laissé, il doit subir ses peurs, ses angoisses, l’alarme qu’elle avait fait installer. Le film raconte sa rencontre et sa relation avec Maria Vittoria Luppis, dite MaVi3, une personne de la haute société romaine, de sang bleu comme il dit. Avant même d’avoir rencontré cette femme, il est menacé par un homme qui semble avoir anticipé leur relation. Il lui conseille de se méfier, sans plus de précision. La liaison commence malgré tout, elle suivra un cours inattendu et lui inspirera, à la fin du film, un projet tout aussi inattendu, un tout autre pitch. Sa relation avec les femmes est marquée par une certaine ambivalence, un malaise. Il téléphone, une voix féminine lui répond, il reste silencieux, ne dit rien. Quelque chose cloche, il y a de sa part une certaine carence, une certaine difficulté à maintenir une relation stable, mais d’un autre côté il multiplie les liaisons, sans timidité ni inhibition particulière. Il est suffisamment sûr de lui pour téléphoner directement à MaVi, cliente de sa femme gynécologue – qui savait elle aussi à l’avance que la dite gynécologue avait un frère réalisateur. Avant même leur rencontre, quelque chose est déjà noué, dont MaVi prend acte avant de faire l’amour avec lui, chez lui, le regard tourné vers l’extérieur, en demandant : « Si l’homme n’existait pas, est-ce que Dieu existerait ? – Même avec l’homme, il y a des doutes, alors imagine sans lui ! – C’est vrai. Que faisait Dieu avant de créer le monde ? – Rien. » Trois fois, est posée la question de l’avant, dans un contexte où, avant, la suite est déjà anticipée. MaVi était là avant d’être là, elle avait entendu parler du frère de la gynécologue avant qu’il n’arrive, et elle s’interroge sur Dieu avant la création, c’est-à-dire Dieu avant Dieu. C’est pourquoi la question du film, à partir de laquelle on peut l’analyser, est celle d’une alliance avant l’alliance. Une des particularités de l’alliance dans sa logique biblique, abrahamique, est que d’une part elle est déjà là avant d’être là (puisqu’Abraham n’hésite pas à croire en la promesse de Dieu), et que d’autre part elle n’a rien d’assurée, elle peut toujours être brisée. L’alliance existe, mais elle n’est pas contractuelle, aucun régime juridique ne la garantit, on ne peut pas compter sur elle. La relation amoureuse apparait comme un modèle, un succédané de ce rapport dissymétrique. La victoire de cette femme inaccessible, d’un statut élevé, Maria Vittoria, tient à son indisponibilité – une alliance dont rien n’assure la pérennité. Elle peut toujours s’effacer, disparaitre.

Chez lui, Niccolò n’est pas vraiment chez lui. Il vit dans un espace décoré par son ex-femme, dont il est séparé. Dans cet espace, son lieu préféré est la fenêtre. Quand il cherche l’inspiration, il s’assied dans le renfoncement et regarde dehors le petit jardin, la rue romaine. Antonioni insiste, dans de nombreux plans, sur ce paysage urbain. Souvent Niccolò est dérangé : on lui téléphone, on sonne à sa porte. L’extériorité est pesante, elle pénètre l’intériorité. Il n’a pas d’enfants, apparemment pas d’autre famille que sa sœur et son neveu qui l’ennuie, mais auquel il s’adresse pour révéler le type de film qu’il va faire : s’approcher du soleil, aussi près que possible, à bord d’un vaisseau-astéroïde qui supporte les chaleurs extrêmes. L’enfant aura repéré sur un arbre un objet bizarre, pour lequel on n’a aucune explication. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher, dit Niccolò. Quand un ami lui rend visite, une citation lui vient à l’esprit : « La vie de famille est une intrusion dans la vie privée de quelqu’un ». Ce type de vie n’est pas digne d’alliance. MaVi symbolise la chose digne d’éblouissement qui ne peut être représentée que par un objet dépourvu d’utilité et de justification. Elle a eu le courage de disparaître de son propre milieu, et même de rejeter son père biologique, qui lui répugne à tel point qu’elle en pleure – ce qui marque le point au-delà duquel elle ne peut pas aller. Elle montre le chemin, mais il faudra encore continuer, en-dehors d’elle.

Dans la deuxième partie du film, après l’échec de la relation avec MaVi qui disparait de la maison de campagne où, après la traversée d’un brouillard opaque, il l’a conduite, Niccolò croise une amie comédienne de théâtre, Ida4. Il se dit que peut-être il est temps pour lui de se calmer, se ranger. Il pourrait rêver de se débarrasser de MaVi, mais ce n’est pas si simple. Le maître chanteur inconnu continue à le harceler en envoyant chez lui des chrysanthèmes. Quoiqu’il fasse, il est surveillé, MaVi reste présente, elle habite son intériorité et aussi celle d’Ida, qui retrouve sa trace. Il la repère dans un vieil immeuble du Trastevere, avec une autre femme, compagne peut-être, refusant tout échange avec lui. La relation est définitivement brisée, il doit se résigner. Pour la dernière fois, ils se regardent droit dans les yeux.

Niccolò conduit Ida près de Venise, dans un lieu romantique, isolé devant l’immensité de la mer, et lui propose le mariage5. Dans un bateau s’opère la fusion des corps, mais dès qu’ils reviennent à l’hôtel, elle reçoit un appel du médecin qui lui annonce sa grossesse. Doit-elle être heureuse, ou triste, d’attendre ce bébé qui n’est pas de Niccolò ? Pour lui cette annonce est le retour du monde commun, de la vie sociale. Comme il le disait à propos des terroristes : Tout va bien tant qu’ils sont engagés dans des choses extraordinaires, mais dès qu’ils reviennent à la vie ordinaire, rien ne va plus. Revenir à la vie ordinaire, pour Niccolò, c’est renoncer à la seule relation qui pour lui a de la valeur, l’alliance asymétrique, erratique. Tandis que la vie continue dans l’hôtel, il change d’avis. « Je suis en paix avec tout ce qui m’arrive » dit-elle. Elle le voit se fermer, s’éloigner mais veut garder l’enfant. Puis : « Tu es mon amour », mais il ne peut pas en dire autant. Il lui demande de répéter, il s’en va. Elle dit (devant les canaux de Venise) : « Tu es mon amour, c’est ma fête, mon nouvel an, ma cocaïne, tu es tant de choses ! Mais tu ne mets pas d’ordre dans ma vie ». Il est incapable de faire le bien pour elle. C’est trop pour lui, elle a compris, elle pleure. 

Mavi est pour Niccolò la femme, ni comme objet sexuel, ni comme objet de désir, ni par sa personnalité, mais parce qu’elle est impossible, interdite, inaccessible. « J’aimeras être silencieux avec une femme dit-il, avoir le genre de relation qu’on a avec la nature »6. Les menaces qui viennent d’un lieu inconnu, sa famille, son protecteur, son amante (puisque MaVi est bisexuelle) ou une bande de séminaristes comme ceux qui le scrutent d’un air accusateur dans la scène où il tente de se venger du maître chanteur, jouent pour lui comme une sorte d’autorisation. Jamais il ne rentrera avec elle dans un rapport de type conjugal. Elle restera une étrangère, ce qui garantit pour lui à la fois la poursuite de sa quête et son autonomie. Au contraire Ida pénètre abusivement dans son monde, dans son chez soi. L’amour-alliance le fascine, mais l’amour-contrat du cycle courant de la vie lui fait horreur.

  1. Interprété par Thomas Millan. ↩︎
  2. Antonioni a présenté Identification d’une femme au festival de Cannes à l’âge de 70 ans. Il n’avait pas tourné depuis Profession Reporter, 7 ans auparavant, et n’avait pas tourné en Italie depuis 1965. C’est donc, pour lui aussi, le résultat d’une longue interrogation, d’une longue méditation. ↩︎
  3. Interprétée par Daniela Silverio. ↩︎
  4. Interprétée par Christine Boisson. ↩︎
  5. « Peut-être est ce qu’on devrait d’abord se marier, et résoudre les problèmes ensuite. Est-ce que nous nous marions ? Je ne vois pas d’autre solution. Ne pas voir d’autre solution, est-ce que c’est devenu un vice ? » Elle acquiesce en l’embrassant. ↩︎
  6. Il se met devant la fenêtre et dit « Que fais-tu avec l’océan ou avec les forêts ? Tu regardes en silence ». La relation est dissymétrique. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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