Profession Reporter (Michelangelo Antonioni, 1975)
Je ne peux prétendre qu’en vérité, « Je suis mort », qu’en prenant l’identité d’un vivant assez crédible pour dire : « il est mort », mais alors ce « il », ce doit être aussi moi
Le film commence par l’épuisement de David Locke1. Dans un pays du Sahel2, en plein désert, ce journaliste, reporter de guerre, habitué aux missions difficiles, n’en peut plus. Il a déjà interviewé, quelques mois plus tôt, le chef de cet État, qui lui a répondu en langue de bois locale. Il se rend maintenant dans un endroit perdu du désert pour contacter les rebelles3, les interroger, mais personne ne s’intéresse à lui. Il est à peine considéré comme une personne humaine, plutôt comme une sorte de mistigri, un démon qu’on se passe pour s’en débarrasser dès que possible. Il pousse plus loin avec sa Landrover, croit trouver un guide, mais celui-ci le laisse tomber quand ils croisent une caravane d’hommes en armes (sans doute des légionnaires français). Assoiffé, épuisé dans le sens le plus littéral du mot, il revient à son hôtel, voudrait prendre une douche, emprunter un savon à son voisin de palier anglophone comme lui mais voilà, l’homme est couché sur le lit, mort. On apprendra plus tard que sa mort est « naturelle » (crise cardiaque). Il ne sait presque rien de cet individu sauf une conversation enregistrée (manie de journaliste) et son nom, David Robertson. L’homme voyageait beaucoup, il faisait du commerce et devait rentrer à Londres quelques jours plus tard. Peut-être est-ce le billet d’avion à destination de Londres qui lui a donné l’idée, car c’est la ville où lui aussi partage un appartement avec sa femme, Rachel, et aussi une fille adoptée (qui ne joue apparemment aucun rôle dans l’histoire). Il ne lui faut que quelques instants pour prendre sa décision4, traîner le cadavre dans sa propre chambre et se laisser lui-même pour mort. C’est le début de cette étrange assertion, Je suis mort. Il lui reste, pour voyager, à assumer l’identité de cet inconnu, ce doppelganger nommé Robertson qui lui ressemblait un peu trop. C’est là que commence la singularité du film, son originalité, son énigme : ce n’est pas chez lui (chez David Locke) qu’il rentre à Londres. Il ne se rend à son domicile que pour prélever, comme un voleur à fausses moustaches, de l’argent et quelques papiers dans une boîte fermée à clef. Il va vivre à partir de maintenant dans la peau de l’homme qu’il remplace, Robertson. Il a saisi l’occasion des billets d’avion déjà payés pour s’engager sur la voie d’un autre homme rencontré par hasard. Jusqu’au bout du film, il suivra scrupuleusement l’itinéraire prévu sur l’agenda de l’inconnu, il se rendra à ses rendez-vous, fera semblant d’être lui, quels que soient les risques. Plutôt que d’en finir avec l’épuisement du désert, il continuera à se déliter, se diluer, jusqu’à l’anéantissement : le meurtre de l’autre homme, qui signifie sa propre mort.
Pour que ce film ressemble à un thriller, il fallait que Robertson exerce un métier dangereux, en l’occurence marchand d’armes, fournisseur des rebelles. Les deux hommes ont pour point commun de s’intéresser à ce groupe guère plus marginal que le président du pays. Sans cela, sans ce rapport à la guerre, à la révolte, ils ne se seraient jamais rencontrés. Cela ne dit rien sur leurs opinions politiques car ils ne sont pas des militants : l’un travaille pour s’enrichir et l’autre pour sa carrière de reporter, tous deux réussissent dans leur métier mais sont fatigués. Ils en ont marre, ils sont, comme on dit, au bout du rouleau. Ils ne combattent même pas, ils ne luttent pas, ils sont pris dans une sorte de laisser-aller général. Ils sont solitaires, démotivés, déjà gagnés par la passivité. Robertson n’a pas l’air malade, il semble que son cœur lâche par ennui, par découragement plutôt que pour des raisons médicales.
Après Londres et Munich, où Locke-Robertson prend conscience de sa nouvelle identité5, l’étape suivante, telle que l’agenda la prescrit, est Barcelone. Le voyageur doublement prénommé David ne trouve personne à son rendez-vous programmé au parc communal Umbraculo6. Il s’installe à l’hôtel Oriente où il se rend compte qu’il est suivi par son ancien collègue Martin Knight qui cherche à rencontrer Robertson à la demande de sa femme, Rachel. En se réfugiant dans le Palacio Güell de Gaudi (un endroit parfait pour se cacher), il rencontre une jeune femme interprétée par Maria Schneider7. Il n’hésite pas à raconter sa vie à cette « jeune fille » (comme il est dit dans le casting) dont il ne sait presque rien, à part ses études d’architecture, ni son nom ni les raisons de son étonnante disponibilité (elle semble voyager sans bagage ni argent). Cette charmante compagne pourrait tout aussi bien être une espionne, une voleuse ou n’importe quoi (n’importe qui), mais le voyageur semble avoir en elle une confiance inaltérable, et réciproquement. Sans passé ni motivation explicite, elle apporte une présence corporelle, une écoute, une crédibilité, mais pas vraiment de sécurité – surtout quand la décapotable blanche que Locke-Robertson a achetée tombe en panne. (La « jeune fille » ressemble plus à un rêve, un ange gardien, un complément fantasmatique8 qu’à une personne réelle). Parallèlement Rachel récupère les affaires de son mari et se rend compte que la photo de son passeport a été changée. Croyant que David Locke a été assassiné, elle prévient la police. Désormais le reporter – marchand d’armes a une foule à ses trousses : la police, Rachel, Martin Knight et les sbires tchadiens, qui ont décidé de l’éliminer.
De nombreux commentateurs, y compris Antonioni, parlent de « recherche de liberté »9, alors qu’au contraire Locke-Robertson semble fuir la liberté. En changeant d’identité, il se soumet à un programme déterminé à l’avance par un décideur inconnu, encore plus contraignant que son travail de journaliste puisqu’il ne peut même pas en choisir les étapes, et dont il connait à peine les tenants et les aboutissants. À tout moment il pourrait quitter ce programme, se rendre à la police, échapper à ses poursuivants, mais il va jusqu’au bout, y compris jusqu’à la mort, sous la pression de la « jeune fille » Qu’est-ce qui la pousse à cet espèce de meurtre? On dirait qu’elle fait partie du programme. Elle est la personne sans identité qui contribue à sa désidentification, l’incarnation de l’autre prescriptif. Le titre anglais du film est The Passenger10. Locke-Robertson n’est plus qu’un passager dans la vie d’un autre, et la jeune fille sans nom la passagère clandestine de ce voyage.
David Locke (le reporter) finira par mourir à la place de David Robertson (le marchand d’armes) à l’hôtel de la Gloria d’Osuna, dans la province de Séville, à l’endroit précis où Robertson avait rendez-vous avec une certaine Daisy – probable nom de code de ses clients. Dans un long plan-séquence (7 minutes) qui semble traverser le cadre, il aura pris la place du mort, il la gardera jusqu’au bout, et son épouse Rachel respectera sa volonté. S’il a voulu mourir sous le nom de Robertson plutôt que sous l’autre nom sous lequel on le désignait auparavant, respectons son voeu. Il n’était pas fier de ce qu’il faisait, sa complaisance à l’égard des dictateurs, sa carrière confortable loin des champs de bataille. Il n’a besoin ni de postérité ni d’une nouvelle vie. Estimé des autres journalistes mais méprisé par sa femme, il ne vise que le retrait. Profession Reporterest un film sur l’effacement, comme tous les films d’Antonioni. L’homme mourra d’un coup de pistolet étouffé, quasi silencieux, comme le gouverneur McRyan dans Blow Out (Brian de Palma, 1981) inspiré par Blow up du même Antonioni (1967)11. Le héros s’auto-désubjective, il se vide avec une certaine élégance, il ne meurt pas deux fois mais réitère sa déclaration originelle, Je suis mort. Nous ne sommes pas les témoins de la mort (on ne peut ni la voir ni l’entendre), mais nous pouvons témoigner de la déclaration.
Ce film concrétise et incarne le paradoxe du « Je suis mort ». Soit je suis vraiment mort, et je ne peux pas proférer cette phrase, soit je ne suis pas mort, et je mens. David ment sur son identité, il n’est pas Robertson, mais il dit quand même la vérité, car il suit un chemin tout tracé qui conduit inexorablement à la mort de Locke, qui est déjà mort. Il réussit, par son parcours, en habitant tous les rôles, à résoudre le paradoxe. Nous nous devons à la mort, même si nous n’avons commis aucune faute, et Locke-Robertson sait qu’il en a commis quelques-unes. Le film concrétise le fantasme du « Je suis mort », qui nous habite tous.
- Interprété par Jack Nicholson. ↩︎
- Il semble qu’il s’agisse du Tchad. Un coup d’État a eu lieu dans ce pays le 13 avril 1975, qui n’a pas empêché le Front de Libération Nationale (FROLINAT) de continuer ses activités. ↩︎
- Le FROLINAT, créé pour défendre les populations musulmanes du Nord, du Centre et de l’Est, est arrivé au pouvoir en 1979. En 2024, c’est toujours cette fraction ou ses héritiers qui gouvernent le pays. ↩︎
- Il semble à ce moment que les poils du cadavre, poussés par le ventilateur, se dressent, donnant l’impression que la spiritualité de l’un se transfère à l’autre. ↩︎
- Non sans fouler aux pieds les roses d’un mariage, geste typiquement antoninien. ↩︎
- Car ses interlocuteurs rebelles ont probablement été assassinés. ↩︎
- Trois ans après le film de Bernardo Bertolucci Le dernier Tango à Paris et son tournage abusif – ce ne sera pas suffisant pour transformer son image. ↩︎
- Du genre « Eve sortie de la côte d’Adam ». ↩︎
- John Locke, philosophe anglais, a médité sur la liberté de l’homme. ↩︎
- Toutefois le titre d’origine est bien : Profession Reporter. ↩︎
- Et comme Salvador Allende, mort le 11 septembre 1973, qui est aussi le dernier jour du récit. ↩︎