BabyGirl (Halina Reijn, 2024)
On peut jouir de l’emprise, aussi insupportable soit-elle
Exceptionnellement, c’est la femme plus âgée qui se trouve dans une position de pouvoir et l’homme plus jeune qui n’est qu’un simple stagiaire de passage dans une entreprise. En l’occurrence, la femme, interprétée par Nicole Kidman, s’appelle Romy Mathis, elle est PDG d’une entreprise de robotisation, mariée avec Jacob Mathis, metteur en scène de théâtre1, et mère de deux filles adolescentes. Le garçon s’appelle Samuel, sans nom de famille, il est interprété par Harris Dickinson et stagiaire dans la même entreprise. On ne connait pas exactement l’âge de Romy, mais Nicole Kidman est âgée de 57 ans au moment de la sortie du film, et l’on ne connait pas non plus exactement l’âge de Samuel, mais Harris Dickinson est âgé de 28 ans au moment de la sortie du film. En tant que stagiaire, il a le droit de choisir un mentor, et il saisit l’occasion pour choisir la PDG elle-même, qui ne pensait pas devoir jouer ce rôle. Les deux entretiens de dix minutes prévus au départ se transforment rapidement en rendez-vous sulfureux dans un hôtel de la ville. Dès leur première relation physique, le jeune homme a pris le dessus sur la femme mûre car, dit-il, il suffit d’un coup de fil à la DRH et elle est virée. Cette prévalence de l’homme sur la femme peut ressembler à une normalisation, un retour à la situation bien connue où la femme masochiste accepte la domination du pouvoir masculin. Mais ce n’est pas si simple car ce qui s’impose à eux deux, ce n’est pas le fantasme de Samuel (dominer une femme de pouvoir qui pourrait être sa mère2), c’est le fantasme de Romy (entrer dans une relation où elle perdrait totalement le contrôle sur une sexualité purement physique qui la ferait jouir). Il n’y a rien d’incestueux dans le comportement de Samuel. C’est plutôt un jeu où, toujours sûr de lui, il garde ses distances; mais du côté de Romy, c’est plus ambigu. En perdant le contrôle d’elle-même, en laissant affleurer ses émotions, elle est ravalée au statut de petite fille, que peut-être elle aurait souhaité rester. C’est elle le personnage principal, le jeune Samuel n’était finalement qu’un moyen, un instrument.
Le film pose en des termes singuliers la question de l’emprise. Samuel est un jeune homme qui a une extraordinaire confiance en lui. Arrivant au travail, Romy le voit prendre le contrôle d’un chien sur le point de mordre une passante. Comment avez-vous fait ? lui demande-t-elle. Il répond : Je lui ai donné un cookie. On le voit à la fin du film, dans une pièce vide, maîtriser un chien. On comprend que Romy est à la place du chien, mais qu’est-ce qui est à la place du cookie ? Un objet qui n’était pas, au départ, dans la poche de Samuel : le fantasme de Romy. Romy a procuré à Samuel le moyen de la dominer. Il n’a pas fabriqué ce moyen, mais il a eu l’intuition de le trouver en elle. Ce n’est pas par la violence qu’il domine, c’est par la sensibilité. Ce film imaginé et écrit par une femme peut sembler choquant pour les féministes. On pourrait se demander à quoi Jacques Doillon, Benoît Jacquot ou Christophe Ruggia se sont accrochés pour instaurer leur emprise sur Judith Godrèche ou Adèle Haenel, à quelle prédisposition, à quel fantasme ? Le film déstabilise quand il conduit à poser ce genre de question. On ne sait plus qui est la victime ni qui est le responsable. Il faut bien qu’il y ait en Romy un certain terrain, il faut bien que Samuel partage en lui ce terrain, pour que l’histoire soit crédible. On ne supposera pas qu’elle puisse advenir en réalité, mais on posera que sur un certain plan généralement inconscient, elle puisse se soutenir. La singularité du film tient à son exposition directe, sa monstration.
Le fantasme est, dans la mécanique du film, indissociable de la jouissance physique. Jacob est doux, tendre, il peut sembler irréprochable, mais il ne la fait pas jouir. Il faudrait pour cela qu’il renonce à sa douceur, sa tendresse, qu’il ait l’intuition de ce qui, en secret, la gouverne. Sans doute ne s’est-il jamais demandé pourquoi elle a choisi, justement, une entreprise spécialisée dans l’automatisation pour faire carrière. Le film revient avec insistance sur cette mécanicité qui peut sembler brutale, impersonnelle. Elle fait écho, chez Romy, à l’insistance du fantasme. La pulsion est une pulsion, elle est sans nuance, répétitive, brutale. Un fantasme se réitère sans compromis, il ne peut qu’être identique à lui-même, rigide. On ne choisit pas un fantasme, on n’y consent pas, on y est livré. Il se répète sans nuance avec sécheresse et brutalité. Pour son embauche dans l’entreprise, Romy a dû résoudre très rapidement des problèmes mécaniques simples (combien de balles de ping-pong pourrait-on mettre dans cette salle?). En se mariant avec Jacob, un homme tourné vers l’art, la littérature, le théâtre, elle a voulu limiter en elle cette dimension mécanique, mais elle n’y peut rien, ça revient toujours. Après le rapport sexuel, elle se précipite vers un film porno pour se masturber : une jouissance purement physique que son mari est incapable de lui procurer. Il lui faut cette dimension archaïque, orgastique, clitoridienne, purement sexuelle et génitale, pour se calmer – et même alors, elle reste insatisfaite. Elle se précipite vers le porno parce que seul le porno fait le lien entre son corps et son fantasme, entre sa chair remodelée par la chirurgie esthétique et son désir inconscient.
Cela pose à nouveaux frais la question de l’amour conjugal. Elle aime son mari, mais pour trouver un équilibre, il lui faut autre chose, que ni la vie familiale ni la vie professionnelle ne peut lui apporter. Elle accède avec Samuel à cet autre chose qui ressemble plus à de l’emprise qu’à de l’amour. L’amour est fade, terne, insipide. Il porte en lui un autre type de répétition qui finit par la dégoûter. En appelant cette autre dimension, Halina Reijn convoque une compulsion qu’elle avait déjà appelée dans son film Instinct (2019), lequel avait fourni l’occasion d’une première rencontre avec Nicole Kidman (à l’initiative de celle-ci)3. Dans ce dernier film, le personnage principal nommé Nicoline, psychologue, finit par se venger du pervers sous l’emprise duquel elle était tombée. Tout se passe comme si Halina, dans ce nouveau film, voulait réparer l’offense faite au violeur dans le film précédent. Cette fois Samuel est plutôt gentil, attentif, il s’en tire bien car Romy ne peut rien faire contre lui. Il faut bien qu’elle s’arrange avec sa propre part animale qui ne s’en ira pas. Elle réussira peut-être, un jour, à faire la paix avec son mari, mais pas avec cette part d’elle-même. Halina Reijn parle de l’orgasm gap entre hommes et femmes, comme si l’orgasme était un droit, un problème d’égalité à résoudre absolument. Mais il se pourrait que l’orgasme soit autre chose qu’un droit de l’homme (ou de la femme), qu’il ait partie liée à la dimension incontrôlable du fantasme (y compris pour les hommes), ce qui rendrait le problème insoluble dans toutes les circonstances de la vie courante.
Vers la fin du film, Isabel, la fille adolescente du couple, vient chercher sa mère Romy dans son nouveau domicile. Autre figure du renversement des générations, c’est la jeune fille lesbienne qui console la femme mûre incapable de reprendre une vie normale, avachie sur un canapé. Il faut que tu rentres à la maison dit Isabel, Papa ne peut pas vivre sans toi. Elle la regarde avec empathie, pitié, heureuse que sa mère ait pu enfin jouir de ses fantasmes mais certaine que cette jouissance-là est incompatible avec la vie. Romy fera encore l’amour avec Jacob, elle accèdera enfin avec lui à une sorte d’orgasme (sans qu’on sache s’il est simulé ou véritable), sans avoir besoin d’accessoire ni d’image pornographique. Cette fin heureuse ne fait pas du film un feelgood movie. C’est encore la mélancolie qui prévaut. À jamais l’intensité de la relation avec Samuel restera inaccessible.
- Interprété par Antonio Banderas. ↩︎
- Contrairement au film danois Dronning, traduit dans la version anglaise par Queen of Hearts (May El-Toukhy, 2019) qui a servi de source au film de Catherine Breillat L’Été Dernier (2023), Il n’y a pas de tentation incestueuse dans BabyGirl. Jamais Romy ne prend Samuel pour son fils, et réciproquement. ↩︎
- Nicole Kidman a déclaré : « J’ai fait beaucoup de films à dimension sexuelle, mais cette expérience fut totalement différente. Travailler sur un tel sujet avec une femme qui a écrit le scénario, qui le réalise et qui est elle-même une excellente actrice, c’était comme si nous ne faisions plus qu’une, ce que je n’avais jamais vécu avec un réalisateur auparavant. » ↩︎