Le chant des Oiseaux (Albert Serra, 2008) (El Cant dels ocells)

Sur le chemin d’une foi qui ne repose sur rien d’autre que la foi – un « rien » suffisant pour fonder la croyance, la crédibilité
C’est un film sur le cheminement des Mages en direction de Bethlehem, aller-retour, un film sur leur trajet, leur difficulté à avancer, à marcher, leurs discussions, leurs soucis, leurs hésitations et leurs désaccords, leur séjour sur place, un film qui peut sembler concret, matériel, voire profane, mais qui, si l’on en croit le réalisateur, est d’essence religieuse dans son rapport à la foi, on ne peut plus religieux. Voici l’échange qu’il a eu, le 1er avril 2008, avec Cyrille Neyrat1 :
Question : On pense vraiment à la peinture médiévale, d’avant la Renaissance, où tout ce que l’on voit n’est là que pour témoigner de la foi. Il n’y a sur le tableau que l’existence de la foi.
Réponse : C’est vrai, c’est pourquoi il n’y a pas de perspective, ni au niveau du drame, ni au niveau visuel. Pas de volume spatial ou psychologique. Comme un retable médiéval. Les plans sont posés l’un à côté de l’autre, comme témoins d’une foi, mais sans que cette foi s’effectue dans une construction, une perspective. Je crois que c’est un vrai film religieux, le premier depuis longtemps.
Ces hommes ordinaires qui se prosternent spontanément devant Jésus, sans que personne ne leur ait expliqué de qui il s’agit, montrent les marques extérieures de la foi. De notre point de vue de spectateurs, on peut se demander de quelle foi il s’agit. Pour ce qui nous concerne, nous n’avons pas besoin de croire en Jésus, il suffit que nous croyons dans la force, la puissance du cinéma. Sur la base des indications dont nous disposons, trois rois avec leur couronnes, leurs vêtements d’époque, une femme qui porte un agneau pendant que son bébé dort, un homme qui parle en hébreu, et en plus un ange féminin qui, à la place de l’étoile, proclame l’arrivée de l’enfant, cela produit chez nous un effet de croyance. L’agneau étant, par tradition, le signe du sacrifice, nous savons de qui il s’agit. Mais si nous nous mettons à la place des personnages, ces mages qui ne sont pas encore des rois (ils le deviendront plus tard, par tradition), nous nous trouvons en présence d’une conception hiératique de la foi. Eux savaient, avant même d’arriver à Jérusalem que le roi des Juifs était né, ils savaient qu’ils allaient se prosterner devant lui. Ils sont allés voir le roi Hérode, seul roi légitime en place à cette époque, pour s’informer sur le lieu. Il fallait que le trajet soit incertain, imprécis, pour qu’ils aient besoin d’une étoile pour les diriger – dans le film l’incertitude est accrue, car il n’y a même pas d’étoile. Albert Serra, qui revient strictement au texte de l’Evangile de Matthieu2, insiste sur cette question du lieu, c’est-à-dire du chemin. Une grande partie des conversations entre les Mages porte sur ce sujet. Ce n’est pas l’histoire d’une révélation puisque la révélation a eu lieu avant (avant le film, avant la rencontre d’Hérode), c’est l’histoire d’un parcours. Il fallait se rendre à l’endroit précis où l’enfant était né pour lui présenter, à lui et à Marie, les offrandes, et il ne fallait surtout pas revenir vers Hérode car désormais, l’autre roi était né. Il ne peut pas y avoir deux rois, Hérode le savait et eux aussi. Un rêve les avertira du danger, ainsi que Joseph et Marie, qui s’enfuiront en Egypte avant le massacre des innocents. Après cela, on n’entendra plus jamais parler d’eux, ils retourneront dans leur pays éloigné (en Orient).
Tourné en Islande3 et aux Canaries, le film montre trois hommes progressant avec difficulté, à travers champs et forêts, sans route, sans sentier, sans auberge où s’arrêter, sur un terrain escarpé, dans la direction de Bethlehem. Le terrain est vide, désertique, ils n’y rencontrent personne, ils s’endorment dans la nature, tels qu’ils sont, sans se couvrir. Ils n’ont pour s’orienter que leur confiance, leur croyance, leur foi. Ce parcours accidenté peut sembler folklorique, arbitraire, irréaliste, voire farfelu, mais pour qui lit de près le texte de Matthieu, il en est très proche. Il n’y a aucune précision dans ce texte sur leur personnalité ou leur origine. Ils ne sont supposés rois que depuis Tertullien (mort en 220), et trois depuis Origène (mort vers 253). On ne sait pas d’où ils viennent, s’ils sont sorciers, prêtres ou devins. En grec, le terme μάγοι fait allusion à l’astrologie ou l’astronomie – ce qui conforte le thème de l’étoile. D’innombrables récits ont été inventés dans les siècles qui suivent pour raconter leur histoire ou expliquer la signification des cadeaux, or, myrrhe et encens – mais Albert Serra n’en tient aucun compte, il préfère entretenir l’incertitude et l’ambiguïté. Les trois personnages sont les plus quelconques et les plus mystérieux, et malgré les étrangetés et les digressions, les plus compatibles avec l’imprécision du récit de Matthieu. L’important, dans l’interprétation que je propose, c’est qu’on y croit. Avec ou sans la couronne qu’ils enlèvent parfois, ils sont les Mages, et ils témoignent de la foi.
Au fait, à quoi exactement croit-on ? Pas à Dieu, qui jamais ne se manifeste directement dans l’histoire, mais à la naissance de Jésus et au cinéma. Il suffit pour cela de quelques images, quelques acteurs amateurs4, quelques dialogues et le chant des oiseaux mentionné dans le titre. Le film ne s’embarrasse ni de preuve, ni d’argumentaire, ni de destination. Les Mages ignorent qui est Jésus, quelle sera son histoire et ce qu’il apportera. Ils ne restent pas à son contact (rien à voir avec les apôtres), ne cherchent pas à le protéger, n’imaginent pas participer à son culte ou son église car peut-être eux-mêmes pratiquent-ils une autre religion. À la fin du film, ils entament une discussion animée dont on ne saura rien. Leur mission accomplie auprès du futur roi des Juifs, ils rentrent chez eux car ils ne sont ni juifs, ni chrétiens. Ils ne participent que superficiellement au récit évangélique car, cités seulement par Matthieu, ils représentent une extériorité indéterminée, informelle, inexprimée, dont on ne peut rien dire. La tradition chrétienne a recouvert ce rien d’une prolifération de récits basés sur la culture du moment, les modes philosophiques ou la nécessité d’offrir au peuple une représentation visuellement convaincante. Il aura fallu le cinéma pour revenir à la foi du départ, sans discours, justification ni horizon.
C’est un film qui opère, sans théologie ni miracle, la transmutation du « rien ».
- Entretien avec Albert Serra à propos du Chant des oiseaux, publié dans CAIRN. ↩︎
- 01 Jésus était né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode le Grand. Or, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem02 et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui. »03 En apprenant cela, le roi Hérode fut bouleversé, et tout Jérusalem avec lui.04 Il réunit tous les grands prêtres et les scribes du peuple, pour leur demander où devait naître le Christ.05 Ils lui répondirent : « À Bethléem en Judée, car voici ce qui est écrit par le prophète :06 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda, car de toi sortira un chef, qui sera le berger de mon peuple Israël. »07 Alors Hérode convoqua les mages en secret pour leur faire préciser à quelle date l’étoile était apparue ;08 puis il les envoya à Bethléem, en leur disant : « Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant. Et quand vous l’aurez trouvé, venez me l’annoncer pour que j’aille, moi aussi, me prosterner devant lui. »09 Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient les précédait, jusqu’à ce qu’elle vienne s’arrêter au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant.10 Quand ils virent l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie.11 Ils entrèrent dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; et, tombant à ses pieds, ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets, et lui offrirent leurs présents : de l’or, de l’encens et de la myrrhe.12 Mais, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin. ↩
- Un lieu trouvé sur Google Earth quinze jours avant le tournage. ↩︎
- Lluís Serrat ex Don Quichotte, Lluís Carbó ex Sancho Pança, le père de ce dernier, qui jouaient déjà dans Honor de Cavalleria(2006). Mark Peranson (Joseph) parlait hébreu et Montse Triola (Marie) catalan – ils ne se comprenaient pas. ↩︎