No Country for Old Men (Joel & Ethan Coen, 2007)

Au-delà de son intérêt, le tueur souverain érige sa propre loi, une obligation quasi-morale, inconditionnelle, à laquelle il ne peut contrevenir

Dans le cours du film, on tend à oublier que tout tourne autour d’une mallette contenant 2 M$. C’est cette mallette qui fait courir les gens, qui les fait s’entre-tuer, c’est ce trésor dont on ne sait pas trop à la fin qui le récupèrera, qui le détiendra et qui éventuellement en profitera – si quelqu’un en profite, c’est apparemment cet objet qui est l’enjeu, la cause du désir, sans laquelle le film n’aurait aucun sens. Mais par ailleurs, il est clair que cette course à l’argent n’est qu’un prétexte. Anton Chigurh1, le tueur, suit la mallette. Depuis la prison où il était enfermé, il a fait déposer entre deux liasses un récepteur qui lui permet de la localiser. Il est à sa recherche, décidé à tout pour s’en emparer, mais cela ne suffit pas à expliquer son efficacité lors du premier meurtre, quand il étrangle un surveillant, ni son indifférence quand il se débarrasse d’un automobiliste croisé par hasard d’un coup d’air comprimé. On a compris dès le début que, parallèlement au fil conducteur de la mallette, le tueur tue sans raison, sans justification, sans autre motivation que le meurtre. La mallette ne lui est pas d’une grande utilité, elle sert surtout au scénariste qui a besoin d’une histoire pour crédibiliser le film. La compétition entre Llewelyn Moss, vétéran de la guerre de Vietnam, Anton le truand cynique, Carson Wells le chasseur de primes et Ed Tom Bell, un policier désabusé, se justifie par elle seule, indépendamment de cet objet qui passe de main en main sans arriver nulle part. En d’autres termes, la mallette est la condition d’existence du récit, mais son déroulement s’en dissocie et fait apparaître la violence du meurtre comme telle, inconditionnellement. Dès le début du film, en voix off, le shérif Bell raconte une anecdote qu’il n’a jamais oubliée : un garçon qui a tué une fille de 14 ans pour la simple raison que, depuis aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait prévu de tuer quelqu’un. Au-delà de la violence et de l’argent, le thème du film est le meurtre gratuit.

Les dialogues sèment de multiples petites cailloux orientant dans ce sens. Quand le tueur suspend la vie ou la mort à un jeu de pile ou face, quand il pose à ce sujet des questions absurdes (Quelle est la somme la plus importante que tu as perdue à pile ou face ?), quand il met en cause les règles raisonnables qui gouvernent le monde (Si les règles que tu as respectées ne t’ont apporté que ça, à quoi ont-elles servi ?) ou quand il se moque de l’imploration de ses victimes qui lui disent Tu n’as pas besoin de faire ça. Selon les règles habituelles de la vie courante, soumises à des conditions bien précises, il ne devrait pas faire ça, mais selon les règles qu’il s’est choisi pour lui-même et qu’il applique sans condition (Tu ne céderas pas sur ton désir), il ne peut que faire ça. Cela semble paradoxal, absurde, choquant, mais on ne peut en tirer qu’une conclusion : c’est son éthique. Souvent les truands n’ont que des intérêts, mais Anton Chigurh est un cas particulier : il obéit à un commandement, un devoir, une quasi-éthique qui est sa loi au-dessus des lois. Son comportement ressemble au chaos, mais il n’en est pas moins rigoureux. Face à lui, le colonel en retraite Llewelyn Moss semble aussi quelconque qu’inconsistant. Sans travail fixe, il part à la chasse mais hésite à achever une antilope, il s’empare d’une mallette mais revient sur ses pas donner à boire à un mourant, il vit dans une caravane, sans lieu fixe ni domicile véritable. Le policier en fin de carrière n’est pas plus solide dans ses convictions. Il ne veut pas faire de mal mais ne combat pas pour le bien, il est lucide sur ce monde auquel il a renoncé à appartenir, sans esquisser d’autre chemin. Anton Chigurh ne tombe pas dans ces ambiguités, il n’hésite jamais. Il est le roi, le souverain, celui qui impose sa loi car il n’en a pas d’autre et qu’en sa présence aucune autre loi n’est légitime.

Dans les films de genre traditionnels auxquels renvoie No Country for Old Men comme le western avec sa chasse à l’homme, le film policier, le film noir ou le film d’horreur, on tue pour des raisons déterminées : s’approprier des biens, s’emparer du pouvoir, se venger, dominer l’autre, jouir de sa souffrance, céder à une pulsion, etc. Il arrive parfois, par exception, que le meurtre soit dissocié d’un intérêt quelconque, qu’il devienne un pur meurtre, mais c’est rare. Le film des frères Coen généralise cette exception. Chigurh n’a pas de passé, pas d’histoire, pas de psychologie, pas de famille, pas d’origine, pas d’agressivité, pas de haine, et s’il a un objectif (à part l’argent, dont a vu qu’il n’était qu’un prétexte, un Macguffin), on ignore lequel. Son arme préférée, le cattlegun (fusil à air comprimé destiné à tuer le bétail) est aussi anodine que possible. La nostalgie du shérif pour les temps anciens où les policiers n’avaient nul besoin d’armes à feu est aussi, pour le spectateur, une nostalgie des anciens films de genre qui décrivaient des situations, des scènes inspirées par le société. Ce film elliptique, qui joue sur les décalages, les blancs, les absences, les bifurcations, n’est pas inspiré par la société. Il ressemble plutôt à un essai, une épure théorique.

Il y a, pour Anton Chigurh, des meurtres qui ont une valeur et d’autres qui n’en ont aucune. Les meurtres utilitaires ne présentent aucun intérêt. Il se débarrasse d’un policier, d’un automobiliste, des clients d’un hôtel qui dérangent sa recherche, comme s’il écartait une mouche, et même Llelewyn est éliminé par une autre bande de gangsters mexicains, comme si sa disparition allait de soi, comme si elle était automatique. D’autres meurtres répondent pour Chigurh à un engagement, une obligation. Il doit tuer Carla Jean, la femme de Llelewyn, car il l’avait promis, et le fait que Llelewyn, déjà mort, n’en soit jamais informé, ne change rien. Respecter sa parole est pour lui une question d’honneur, même s’il doit prendre un risque, même si ça ne lui rapporte rien. Après avoir accompli son devoir, il exprime sa satisfaction en nettoyant ses chaussures – la pure décision ne supporte pas la moindre saleté, la moindre poussière qui pourrait relativiser son caractère absolu, inconditionnel. Il n’a rien à faire pour inspirer la terreur, puisqu’elle est inhérente à son autorité. Le tueur souverain qui érige sa propre loi ne peut pas y contrevenir. Il n’est soumis à aucune autre règle que la sienne, pas même celle qui oppose le bien au mal. Même les blessures, qui ne peuvent être soignées que par lui-même, n’affectent pas sa décision. Il incarne, du point de vue des humains, le mal radical, mais de son point de vue à lui, ce qu’il fait est ce qu’il faut faire, c’est la définition même du bien. 

  1. Interprété par Javier Bardem. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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