Kaïro (Kiyoshi Kurosawa, 2001)

Chacun, solitaire face à l’Internet, peut se transformer en fantôme de l’autre côté de l’écran et disparaître de ce monde-ci (sauf exception)
Le film se présente au début comme un flashback. Une jeune femme nommée Michi Kudo se trouve sur un bateau qui se dirige vers l’Amérique du Sud. Elle fuit le Japon, commence à raconter les événements qui l’ont conduite là, mais son récit est fragmentaire car on assiste au cours du film à des épisodes dont elle n’a pas été témoin. À la fois narratrice, protagoniste et spectatrice, elle ne peut pas savoir pourquoi elle, elle survit, tandis que d’autres (presque tous les autres) disparaitront. Le film multiplie les zones d’ombre, les brouillages, les approximations. On peut deviner, dans ses grandes lignes, la succession des événements, sans que personne ne soit vraiment en mesure d’en dérouler précisément le cours. En tout cas Michi, notre témoin parcellaire, travaille chez un pépiniériste, ou un fleuriste, quand Taguchi, un informaticien, est bizarrement en retard pour rapporter une disquette sur laquelle il a travaillé. Inquiète, elle se rend à son domicile pour voir ce qui se passe. Il est bien là, ne lui dit rien, mais après quelques instants, il se pend dans la pièce à côté avec un câble téléphonique. C’est ainsi que Michi est introduite dans l’histoire, par un suicide inexpliqué. C’est alors que Yabé, un autre informaticien, découvre une bizarrerie dans la disquette : une sorte de mise en abyme qui montre le reflet de Taguchi dans l’écran, comme s’il avait été, simultanément, de l’autre côté. Nommons tout de suite le phénomène qui ne cessera de se répéter : dès qu’une personne entre en contact avec un fantôme (qui peut être un autre, et aussi lui-même), elle est irrésistiblement attirée par lui et finit par la rejoindre. Cela implique qu’elle meure, qu’elle ait le désir de sa propre mort, qu’elle n’ait aucun moyen d’y résister. L’autre côté attire irrésistiblement, à la façon de ce que nous savons aujourd’hui de l’Internet, un quart de siècle plus tard, mais cet attrait n’est pas innocent : il signifie mourir. Kiyoshi Kurosawa a réalisé ce film une dizaine d’années après la naissance d’Internet, alors que le web mondial avait à peine commencé à s’étendre. Il a fait l’hypothèse que ce dédoublement du monde allait précipiter bien des gens dans une sorte de mort sociale, solitaire et spectrale. Il a envisagé la possibilité que la société, le monde entier, risque d’en disparaître.
Il n’y a rien de particulier en Michi, c’est une fille comme une autre, peut-être un peu plus sûre d’elle-même, un peu plus assurée de sa place. Sa singularité, c’est qu’elle agit, elle prend des décisions sans se laisser influencer – par ses collègues, par sa mère, par un fantôme ou par d’autres. IL n’est pas sûr que cette particularité soit la raison de sa survie. Ryosuke Kawashima, étudiant en économie, ne connaît absolument rien à l’Internet, mais lui aussi aperçoit au fond de son écran une image suspecte. C’est un garçon rationnel, nullement superstitieux, peu concerné par les spéculations quelles qu’elles soient. Il cherche des explications et disqualifie celles qui lui paraissent illogiques, anti-scientifiques. Il rencontre, dans la bibliothèque de l’université, une informaticienne diplômée qui semble savoir de quoi elle parle, Harue Karasawa. Harué devine que la solitude est l’un des facteurs du processus en cours. Hésitante, dépressive, elle se sent concernée. Elle fournit à Kawashima des bribes d’information. Il affirme ne pas y croire, mais s’attache quand même peu à peu à elle. Cette relation qui n’est ni sexuelle, ni amoureuse, est aussi le lieu d’un brouillage : entre spécialiste et non-spécialiste, entre une personne solitaire, dépourvue de conviction stable, et un garçon curieux, entreprenant. Finalement ni l’un ni l’autre ne survivra, ils seront tous deux entraînés dans le monde des fantômes.
Nous pouvons nous faire une idée de ce qui se passe dans la société de manière indirecte : par la télévision qui ne cesse d’annoncer, nommément, la disparition de telle ou telle personne (mais sans tenter la moindre explication); par une pratique recommandée partout, qui semble efficace : enfermer les fantômes dans un lieu clos, se protéger en délimitant ce lieu par un ruban rouge. Cela suppose deux choses : 1/ les fantômes sont capables de sortir de l’écran et de venir dans le monde réel; 2/ il est possible de limiter leur expansion en les confinant dans ces Zones Interdites (ZI), dont ils ne peuvent pas sortir. L’Internet a ouvert une boîte de Pandore mais n’a pas totalement supprimé la distinction entre monde réel et monde virtuel, entre les vivants et les morts fantomatiques. Il y a encore « ce monde-ci » et « l’autre monde », ce qui ouvre une possibilité, réduite mais réelle, de salut. La frontière est instable, fragile. Celui qui entre dans une Zone Interdite en sortira dans la dépendance d’un fantôme. Il suffit de voir le visage terrible de la mort, d’entendre la voix des fantômes, et l’on passe de l’autre côté. Ce n’est pas un voyage, c’est un décès, sans autre retour que spectral. Ces fantômes-là, typiquement japonais, n’utilisent ni la violence (ce ne sont pas des zombies), ni la magie (ce ne sont pas des dibbouks), ni l’agression physique (ce ne sont pas des vampires), mais l’appel. Ils appellent à l’aide, et l’expérience montre que très peu de personnes ont la capacité de résister à cette demande. Pour leur opposer une fin de non-recevoir, il faut être suffisamment égoïste. Chimi en est capable, mais son amie Junko n’y arrive pas. Subjuguée par une voix suppliante, elle entre dans une Zone Interdite et succombe. Sa solitude est définitivement entrée en résonance avec celle des fantômes. Elle n’a plus aucune volonté, elle se vide, elle entre en glaciation.
Le début de l’Internet, c’est aussi, déjà, la fin d’un monde. Il a suffi de quelques années pour que le réseau, encore embryonnaire, spectralise l’univers. Son moteur est la solitude, sa force est le désir suicidaire d’en finir avec la vie courante. Pour résister, il faut rester capable d’amitié. Harué pourrait fuir avec Kawashima qui lui dit : « En tout cas, toi et moi, on est là », mais elle préfère revenir chez elle. Kawashima ne guérit jamais de cette trahison. Il préfère la compagnie d’Harué qui a choisi le suicide, alors qu’il aurait pu rester avec Chimi, rencontrée par hasard dans la rue. Celle-ci est une exception, comme le capitaine du bateau. Elle n’a jamais abandonné ni Junko, ni Kawashima, malgré leur faiblesse. Elle est, de tous les personnages dont l’histoire est racontée, la seule à survivre, car elle est la seule à choisir la solidarité. Arrivée sur le bateau, elle demande au capitaine : « Est-ce qu’on a fait le bon choix ? » Celui-ci répond « oui » sans hésiter. Ils peuvent s’appuyer l’un sur l’autre, résister à l’épidémie de solitude en partant le plus loin possible, sur la mer.
Le film révèle une évidence, une vérité : le fantôme porté par le web n’est pas vivant, il n’est qu’un effet d’écriture, la trace de langages, d’algorithmes, de marques électroniques projetées sur des écrans. Cette trace n’est pas inerte. Elle nous appelle, nous invite à devenir nous-mêmes des traces. La fiction de Kiyoshi Kurosawa est devenue réalité : les algorithmes nous modèlent, nous contrôlent, et sous le nom d’IA gouverneront d’ici peu ce que nous pensons. Ces traces nous séduisent, nous attirent irréversiblement vers la solitude éternelle du cadavre. Comment résister à cela ? Il n’y a pas de recette. Seuls ceux qui affirment leur singularité, leur amitié, pourront s’en sortir. Ils sont peu nombreux, peu accessibles. Ne cherchant en aucune façon à devenir des leaders, ils partent aussi loin que possible.