Trois Couleurs : Blanc (Krzysztof Kieślowski, 1994)

À l’amour inconditionnel, rien n’est comparable ni équivalent

Karol Karol1 est amoureux. C’est un amour total, absolu, définitif, qui dure toute la durée du film et gouverne toutes ses actions, du début à la fin. On ne sait pas comment ce coiffeur polonais au physique ingrat a réussi à convaincre Dominique Vidal2, jolie française, de l’épouser. Peut-être cela est-il dû à ses talents de coiffeur – car elle est coiffeuse elle aussi, ou de magicien – car c’est ce qui la fait sourire. Il a remporté plusieurs concours, et l’on peut constater, à son retour en Pologne, que de nombreuses femmes l’apprécient; mais c’est en tant que coiffeur, pas en tant que mari. En tant que mari c’est un échec total, sur le plan sexuel comme sur les autres, et Dominique n’a qu’une envie : s’en débarrasser. Le mariage n’a pas été consommé, dit-elle au tribunal. D’un côté, elle reconnaît une certaine ambivalence et acceptera, après leur divorce, de faire l’amour avec lui une première et dernière fois. D’un autre côté, son cynisme est illimité : elle est prête à incendier son propre salon de coiffure pour l’en accuser, gagner ses procès et l’envoyer en prison. C’est d’ailleurs là qu’elle finira elle-même, en prison, accusée de l’avoir tué – une deuxième fois pourrait-on dire (en comptant le meurtre symbolique, l’humiliation), alors qu’il n’est jamais vraiment mort, ni la première fois, ni la seconde. Elle l’aura provoqué, et il répondra finalement à la provocation de la même manière. Au dernier moment, alors qu’il est en pleurs, elle lui déclarera son amour. Constance de l’homme contre inconstance de la femme : c’est l’inverse du cliché habituel.

On peut s’interroger sur la récurrence des allusions à la mort : le voyage aérien particulièrement dangereux dans une valise – qui se termine entre les mains de quelques truands locaux, la proposition de son ami Mikolaj rencontré dans le métro de se suicider par personne interposée en échange de rémunération, Karol Karol assistant à distance à son propre enterrement en présence de Dominique. Dans les trois cas la mort n’arrive pas, elle n’est qu’une plaisanterie burlesque, l’occasion d’un calcul qui se termine positivement pour un personnage transmuté en imitateur moderne de Charlie Chaplin. Quand l’amour n’est plus en jeu, plus rien dans le monde n’a de sens.

En principe, le thème de ce troisième film de la série bleu – blanc – rouge est l’égalité. Il s’agit de corriger, voire d’inverser, l’inégalité initiale (Dominique domine Karol), et de montrer que grâce à son intelligence et ses manipulations, désormais Karol domine Dominique. Le film raconte la chute du Polonais, son retour pitoyable, sa ruse, son enrichissement, le piège dans lequel il enferme Dominique en se prétendant mort, en lui léguant sa fortune et en multipliant les indices qui la font accuser. L’histoire est tortueuse, elle ne s’encombre pas de crédibilité, ce qui laisse supposer que l’enjeu n’est pas là. La question posée concerne moins l’égalité que l’amour. Entre eux, il y a bien circulation amoureuse, mais ce n’est pas le même. Son amour à lui n’est jamais discuté ni relativisé. Il a la force d’un amour primordial qu’aucun événement, aucune trahison ne peut entamer. Il est inconditionnel. Karol a dit oui à Dominique, et ce oui est irrécusable. La première réaction de son ex-épouse par rapport à cette force, cette exigence, a été de la contourner. Elle a pensé que grâce aux procédures engagées, Karol était définitivement réduit à néant. Mais qu’elle le veuille ou non, qu’elle l’accepte ou non, elle n’a pas le pouvoir de l’effacer. C’est un oui tellement puissant que, quels que soient ses efforts pour s’en distancer, elle est forcée de répondre d’une façon ou d’une autre. Elle l’a certainement aimé un temps, mais à sa façon, sous conditions : pour sa personnalité, son savoir-faire, ses qualités, pour ce qu’il aurait pu lui apporter (croit-elle), dans tous les sens du terme, sensuels, sociaux ou financiers, et ultimement pour l’argent qu’il a prétendu lui léguer. Le thème du film n’est pas l’inégalité entre ces deux personnes, c’est la dissymétrie entre ces deux amours. Son objectif à elle est de réussir, de gagner, tandis que son objectif à lui est de faire durer son amour. Elle exige, normalement, des relations sexuelles consécutives au mariage, tandis qu’il a exactement la réaction inverse : il n’aura pu la satisfaire qu’en-dehors du mariage, avant ou après. Le sexe, pour lui, n’est pas contractuel; il ne peut prendre place qu’au-delà (ou en-deçà) de la loi.

Je voudrais rapprocher cette situation d’un concept inventé par Jacques Derrida la même année, 1994, dans son séminaire Politiques de l’amitié : l’aimance. Voici un résumé que j’avais rédigé à l’époque : 

L’aimance est ce mouvement qui engage dans le « oui originel« , primordial, qui précède tout langage, toute croyance, tout discours. Il aura fallu que, près de moi, je porte la voix d’un autre, à la fois intérieure et extérieure. Il aura fallu que j’entende la voix d’un ami qui m’aura ouvert l’oreille. Elle ne m’aura rien dit, elle aura gardé le silence, mais elle m’aura fait venir à l’écoute, à la compréhension, à l’appartenance. Par cet acquiescement, le « oui originel » se sera traduit en engagement, en affect. Avant toute question, tout échange, avant toute amitié déterminée, avant même la langue, il faut répondre à l’autre. Même si l’autre est éloigné, indifférent, absent ou mort, même si l’amour est impossible, il vaut mieux aimer

Ainsi définie, l’aimance concerne Karol, mais laisse Dominique indifférente. Karol ignore pourquoi il aime. Il a dit oui à l’amour pour des raisons qui le dépassent. Le point de vue de Dominique est différent. Elle n’est peut-être pas plus rationnelle (au sens traditionnel du terme), mais elle est tend à proportionner la solidité et l’intensité de son amour à tel ou tel événement. Dans la dernière scène, elle lui fait savoir en langage des signes qu’elle est liée à lui, indéfectiblement. Elle a pris conscience de son unicité, de sa singularité. Il a pu faire ça! Elle le valorise, elle ressent pour lui de l’admiration, de l’estime, elle lui fait savoir qu’elle acceptera de se marier de nouveau avec lui quand elle sortira de prison. Ce retour du mariage laisse à penser que son amour n’a pas changé, il est fondamentalement contractuel. Mais Karol, à travers ses jumelles, la regarde en pleurant. Il semble qu’il ne l’ait pas vraiment retrouvée, mais abandonnée de nouveau.

  1. Interprété par Zbigniew Zamachowski. ↩︎
  2. Interprétée par Julie Delpy. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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