Stranger Eyes (Yeo Siew-Hua, 2024)

Un monde dans lequel le regard, « male gaze » ou « female gaze », s’atrophie au profit d’un non-regard, le « cam gaze »
Il y a le male gaze (masculin), il y a le female gaze (féminin), et il y a aussi le cam gaze, qui n’est ni l’un ni l’autre, mais machinique. Au cinéma, on appelle « regard-camera » celui d’un personnage ou d’un acteur tourné vers la caméra, c’est-à-dire vers le spectateur. C’est un regard essentiellement subjectif, désirant, qui interpelle quelqu’un. Ce que je nomme ici « cam gaze » est exactement l’inverse : le regard d’une caméra dirigé vers un objet ou une personne. Il est sans sujet, sans désir, et ne s’adresse à personne. Même lorsque l’on observe les vidéos tournées avec ces caméras (qui ne sont pas des films), il reste totalement impersonnel. Le titre du film de Yeo Siew-Hua, Stranger Eyes, renvoie à ce type de caméra, aussi nombreuses et familières qu’essentiellement étrangères, car non humaines. La thèse du film, ce serait que la prolifération de ces regards finisse par affecter notre regard à tous.
Le père s’appelle Junyang, la mère Peiying, et ils ont l’habitude d’appeler leur petite fille, âgée d’environ un an, Little Bo. Un jour, au jardin d’enfant, Junyang perd de vue quelques instants sa fille pendant qu’il téléphone. Quand il tourne les yeux dans sa direction, elle n’est plus là. C’est un énorme choc pour les deux parents et la mère de Junyang, qui vit avec eux dans le même appartement. La police fait des recherches pendant plusieurs semaines, sans résultats, ce qui ne les empêche pas de continuer à s’interroger, à élaborer des hypothèses. C’est alors qu’entre en scène un voisin, Lao Wu, qui dépose sur leur palier des DVD dévoilant leur vie intime : aventures extra conjugales pour Junyang, videos d’elle-même postées par Peiying sur le web, et même une scène sexuelle du couple. Quelles sont ses motivations ? Cela a-t-il un rapport avec la disparition de la petite ? Et comment se fait-il que, parallèlement, Lao Wu échange par SMS avec Peiying ? On ne peut pas répondre à ces questions. Tout ce que nous savons, nous spectateurs, c’est que Lao Wu est un voyeur qui vit seul avec sa mère alcoolique et quasi aveugle, après avoir abandonné un enfant avec lequel il n’a plus de contact. Il est chargé de surveiller les nombreuses caméras qui constellent l’hypermarché où il travaille. De son côté, la police analyse systématiquement toutes les vidéos de surveillance du quartier avec la certitude (justifiée) de résoudre l’énigme. Nous finirons par trouver, c’est seulement une question de temps, de patience, dit le policier. L’aveuglement momentané d’un père est compensé par l’examen méthodique du système panoptique de la ville de Singapour1. Dans la quatrième partie du film, avant que la police ne retrouve Little Bo grâce à ses caméras, on apprend que Junyang est lui aussi un voyeur. Il a repéré une jeune femme qui travaille dans une patinoire, Shuping, qu’il filme lui aussi, dont il garde lui aussi les vidéos sous forme de DVD, avant de les remettre à la jeune femme – une démarche analogue à celle de Lao Wu. On trouve finalement quatre personnages (Junyang, Peiying, Lao Wu et Shuping) liés par un voyeurisme et un exhibitionnisme mutuels. Seule Shuping est exclusivement passive dans l’histoire, mais on comprend qu’elle est elle aussi triste, malheureuse, sans perspective. Qu’on l’espionne ou pas, qu’on suive ou pas ses faits et gestes, cela n’affecte en aucune façon le contenu de sa vie, cela lui est parfaitement indifférent.
Dans ce dispositif, ce qui étonne est la neutralité dans l’échange des regards. Lao Wu n’est pas un pervers au sens sexuel du terme. Il filme par curiosité et ne s’immisce dans la vie du couple qui habite en face de chez lui, de l’autre côté de la rue, que parce qu’il a une certain complicité avec Peiying, avec laquelle il échange de nombreux textos. Entre l’exhibitionnisme de l’une et le voyeurisme de l’autre, il y a comme un accord, une alliance. Après tout, il ne fait rien d’autre que ce que fait le policier avec ses jumelles – et le policier ne voit rien de répréhensible dans la surveillance des voisins, puisqu’il passe les jumelles à Ling Po. Quand Peiying danse seule dans les rayons du supermarché désert, elle ne peut pas ignorer que son image est vue par quelqu’un sur les écrans de contrôle. Elle déplace les objets, désorganise les rayons, comme pour provoquer la caméra. C’est le jeu de celui ou celle qui se sait vu·e en permanence, et n’y attache aucune importance. Tout est visible par tous, on peut voir à travers toutes les fenêtres, le pays est apparemment dépourvu de rideaux.
Par sa structure, par sa conclusion, le film démontre, peut-être sans le vouloir, une étonnante mutation des regards. Alors que le male gaze fragmente et objective le corps féminin, il s’en empare, le possède, sans se préoccuper du vécu et du consentement de l’autre, alors que le female gaze au contraire (dit-on) repose sur un regard unifiant plus empathique, attentionné, tourné vers l’autre, le cam gaze est étranger au désir. Il surveille, analyse, catégorise, sans possessivité ni empathie. Les trois hommes du scénario, Junyang, Lao Wu et le policier, partagent ce regard qui oscille entre l’épistémique et le mécanique. Ils semblent ne pas s’intéresser vraiment au désir ni à l’attirance érotique du corps de l’autre. Mais le cam gaze n’est pas toujours objectif, il peut aussi distordre la réalité. Lorsque Junyang tombe par hasard sur une fillette qui semble identique à Little Bo, une sosie, il ne montre aucune émotion. Il la prend dans ses bras puis la remet dans la poussette, et ce sera finalement la police (ce super cam gaze) qui lui dira officiellement que sa fille a été kidnappée pour en remplacer une autre. Est-ce la même ? Ce n’est pas clair. Quand Ling Po regarde à la jumelle son propre appartement, c’est elle-même qu’elle voit, plus jeune, dans un geste de danse. Peiying soupçonne Lao Wu d’avoir kidnappé sa fille, et pourtant elle s’exhibe, dialogue avec lui. Quand elle retrouve l’enfant, elle accuse son conjoint d’être à l’origine du kidnapping et décide de se séparer de lui. Le cam gaze ne porte en lui-même aucune interprétation, il ne véhicule aucun sens, il ne pousse dans aucune direction prédéterminée et autorise toutes les distorsions.
Le système de surveillance n’est pas neutre. C’est une puissance transformatrice qui attire à lui les regards, les transforme, transmute leur identité. La pulsion scopique se désérotise et prend une direction machinique. On ne mate plus l’autre, on l’observe, on réduit l’œil à la fonction d’une caméra supplémentaire, une de plus.
- 90.000 caméras de surveillance pour un peu plus de 5 millions d’habitants. ↩︎