Gerry (Gus Van Sant, 2002)

Il aura fallu perdre son chemin pour mettre à l’épreuve la fraternité

Ce sont deux copains, tous deux nommés Gerry, qui partent en randonnée, se lassent rapidement mais ne retrouvent pas leur chemin, se perdent, sont épuisés, assoiffés, ont des hallucinations, des mirages, mais ne subissent pas le même sort : l’un d’eux trouve la mort tandis que l’autre réussit à marcher jusqu’à la route. Ce second Gerry sauve sa peau, et rentre chez lui en autostop sans chercher à sauver son compagnon. Racontée comme ça, l’histoire n’est cependant pas tout à fait exacte, car il faut aussi tenir compte du fait divers qui a inspiré le film. Le 4 août 1999, Raffi Kodikian est parti randonner avec son meilleur ami David Coughlin, qui devait étudier en Californie. Remarquons que les deux garçons de l’aventure réelle étaient proches amis mais ne portaient pas le même prénom – le choix d’une quasi identité a été fait par le réalisateur. Après un long trajet depuis leur domicile de Boston, ils sont arrivés au Nouveau-Mexique, choisissant le Canyon Rattlesnake, dans le Carlsbad Caverns National Park, pour camper. C’est là qu’ils se sont perdus et déshydratés, car ils avaient emporté avec eux très peu d’eau. Incapables de lire la carte dont ils étaient munis, ils ont tout fait pour se désaltérer sans réussir. C’est alors que Kodikian a tué Coughlin qui ne supportait plus la soif, avant d’être lui-même récupéré le 8 août par les rangers du parc. Même sollicité par le mourant, il y a donc un meurtre qui ne disparait pas du film de Gus Van Sant, mais y prend la forme ambiguë d’une étreinte, d’un baiser de la mort. L’allusion au fait divers est claire dans le film, elle fonctionne comme sous-texte presque explicite. 

On peut poser la question : quelle est la cause du décès ? C’est, d’abord, l’irresponsabilité, la bêtise. Partir en randonnée dans le désert sans réserve d’eau, sans boussole, sans suivre un chemin balisé et sans avoir rien préparé est au mieux une erreur, au pire une imbécillité. Cela n’efface ni la cause la plus directe, le meurtre sous prétexte d’agonie, de déshydratation, ni le côté absurde de l’aventure, qui pousse à parler d’une mort sans cause, sans raison, sans logique. Mais le film déborde cette idée de causalité. 

  • Le nom

Gerry est un mot inventé pour l’occasion, afin de servir à la fois de nom et de titre du film. On peut le traduire par « bêtise, connerie », ou encore le conjuguer, par exemple « We guerried the way » (ce qui ne signifie pas une ligne droite). « To gerry something » veut dire « merder ». En se donnant ce nom, les compères se moquent d’eux-mêmes par anticipation, à moins qu’ils ne se considèrent comme les deux versants de la même « connerie ». Le film n’est pas vraiment tragique, il évoque sur un mode grotesque ce lieu de confusion, de chaos dont tout part. L’un des deux Gerry prétend avoir conquis Thèbes, mais il ne s’agit pas de l’antiquité, il s’agit d’un jeu vidéo, seul sujet de conversation des deux compères. C’est un film dans lequel les mots ne signifient rien, ils sont dans l’errance comme les personnages mais aussi trompeurs : car un Gerry n’est pas égal à l’autre, puisque l’un meurt et l’autre pas.

  • Le chemin

On connaît l’aphorisme talmudique : Ne demande surtout pas ton chemin, car tu pourrais ne pas te perdre. Ces jeunes gens n’avaient pas l’intention de se perdre, ils voulaient juste se promener cinq minutes, mais ils ont perdu le contrôle. Est-ce vraiment un hasard ? Tout leur comportement conduit à ce résultat, que leur jeunesse n’excuse pas. L’étrange épisode du rocher exprime dans le film cette contradiction : l’un des deux Gerry (celui qui va mourir) réussit à monter sur un rocher de cinq mètres, mais il est incapable d’en descendre sans sauter. Tout se passe comme s’il était désireux d’un aller sans retour. Pour se repérer, leur unique stratégie est de monter sur un sommet, regarder tout autour dans l’espoir de voir la route – mais la route ne se présente jamais, ce qui les conduit à changer sans cesse d’orientation, à ouvrir tous les possibles dans une logique du vagabondage qui éloigne sans cesse du point de départ.

  • Le désert

L’égarement se produit dans le lieu typique du non-repère : le désert. Pas toujours le même, car les aléas du tournage ont conduit à se déplacer de l’Argentine vers le désert californien. C’est ainsi qu’on voit se succéder un paysage de brousse et le lac salé, des images marquant la progressive perte de lucidité des personnages. Ils errent l’un après l’autre, dans des plans-séquences interminables pris de tous les points de vue possibles, la caméra errant elle aussi. Le désert n’est pas vide, il est le lieu (mortifère) de la multiplicité des orientations.

  • Les copains

Les acteurs qui jouent les deux rôles, Matt Damon et Casey Affleck, sont aussi de vieux amis et les scénaristes du film. Ce sont des copains, et peut-être aussi des ennemis puisque l’un des Gerry finit par tuer l’autre (ou le laisser mort). Ce film si lent dont on loue, à juste titre, les qualités plastiques, se termine abruptement par un meurtre fraternel qui éloigne du désert et réintroduit le meurtrier dans la société. C’est une cruelle démonstration de la persistance du conflit étouffé, Caïn et Abel.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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