Par amour, amitié, aimance, je me laisse porter, je te porte
L’amour ou l’amitié, c’est à la fois porter l’autre et/ou se laisser porter par lui. Dans sa pièce chorégraphique créée en 1978, Café Müller, Pina Bausch ne cesse de faire répéter à ses danseurs un mouvement de défaillance, d’échec ou d’abandon : il faut porter l’autre, mais ce n’est pas possible, ça ne marche pas. Un personnage (le médiateur ou porteur d’autorité) invite un danseur masculin, l’homme, à porter une danseuse, la femme, à bout de bras, mais ce dernier ne la soutient pas, il la lâche, elle tombe, se relève, l’enlace à nouveau, et le processus recommence, une invitation à porter toujours inachevée, interrompue et ininterrompue. Plus tard c’est le médiateur lui-même qui soulève l’homme par les pieds, le porte et fait quelques pas avec lui. Ensuite, dans une scène plus rude, l’homme et le femme se portent mutuellement avant de jeter l’autre contre un mur. Dans cette histoire d’amour, (s’il s’agit de cela, et tout y conduit), une pulsion à porter s’avère toujours inefficiente, refoulée. Elle est exigée par un amour archaïque, violent, et se dissout en lui.
L’amour quotidien, courant, celui du couple qui vit les difficultés et les tensions de la société, inhibe cette dissolution. Nous nous aimons pour porter l’autre et être portés par lui. Dans Sailor & Lula (David Lynch, 1990), la sauvagerie du monde se répercute dans la sauvagerie de l’amour (Wild at heart). Les dangers sont si puissants, si redoutables et leurs conséquences tellement irréparables que seul un amour tout aussi puissant, tout aussi inébranlable et illimité, permet de résister. Chacun porte alors l’autre du bout des bras, dans la crainte que tout s’effondre. On est presque surpris dans ce film que tout se termine bien, que le soutien mutuel réussisse. Le monde est piétiné, transformé, on peut enfin courir sur les voitures. Tout se passe comme si le fait de porter l’autre avait un impact plus large, plus général : une nouvelle règle apparaît dans le monde, qui en est transformé. Le même effet semble sur le point d’aboutir dans un tout autre contexte, entre une fille de 9 ans, Nika, et un substitut de père de 28 ans, Jonah. Sans attaches dans le monde déréglé de Don’t let the Sun(Jacqueline Zünd, 2025), tous deux étaient invités à faire semblant : une fille née pour vivre sans père, et un garçon condamné à jouer un rôle qui n’est pas le sien. Leur rencontre était vouée à s’intégrer dans les schémas officiels de ce monde désorganisé par le changement climatique, les jours vidés par la canicule et les nuits artificiellement vitalisées. Elle s’est tournée vers lui, elle a voulu trouver en lui un appui qu’il n’était pas capable de donner. Aucun des deux n’avait imaginé qu’il devait soutenir, porter l’autre. Quand, dans un magasin où les hiboux étaient transformés en animaux domestiques, ils se sont de nouveau croisés, ils ont deviné qu’il ne s’agissait pas seulement d’eux-mêmes, de deux personnes quelconques qui auraient pu l’une et l’autre s’égarer dans une foule, mais d’une obligation, d’un devoir. Ils sont peu de chose, ils n’ont aucune influence, aucun pouvoir, mais pour une part, l’avenir du monde est suspendu à leur décision. S’ils poursuivent, ils auront la possibilité d’inventer, ne serait-ce que partiellement, fragmentairement, d’autres règles qui, peut-être, ouvriront un chemin.