Aussi malaisée, embarrassante soit-elle, il faut savourer l’aporie, s’en délecter
Souvent l’aporie est connotée négativement. C’est une contradiction insoluble, une impasse, une incompatibilité, une incohérence, une antinomie, etc. Je m’y heurte comme à un mur, un problème insoluble, même si, comme le suggère Jacques Derrida, il faut bien que je l’endure, car il n’y a pas d’autre choix. Mais il existe d’autres façons d’aborder la question, beaucoup moins pénibles. Après tout, je peux me complaire dans l’aporie, je peux m’y plonger, entre mobilité et immobilité, entre attente et renonciation, entre espoir et regrets, entre complaisance et distanciation, etc. Ce sont des choses courantes dans la vie, même si on les décrit rarement. L’avantage du cinéma, c’est qu’on peut mieux les voir, on peut même s’y appesantir. Prenons l’exemple de Zelig (Woody Allen, 1983), un film dont la forme aporétique peut être résumée par la formule : Pour être moi-même, il faut que je sois l’autre. Si Leonard Zelig ne cesse de passer d’une identité à une autre, ce n’est pas par attirance ni parce que la nouvelle identité lui semble meilleure ou plus adéquate que celle qu’il avait auparavant, c’est pour réduire, le temps d’une conversation, d’un échange, l’incompatibilité entre son propre personnage et celui de l’autre. Dès qu’ils se seront séparés, l’écart se reconstituera, la contradiction redeviendra insoluble. L’avantage de cette stratégie, c’est que sans jamais apporter la moindre solution aux problèmes de fond (c’est-à-dire en préservant l’aporie), il a la satisfaction de pouvoir vivre ou survivre dans une certaine harmonie. On trouve une stratégie analogue dans La langue universelle (Matthew Rankin, 2024). Il semble y avoir une contradiction entre qualifier une langue de locale et la qualifier d’universelle. Si elle est locale, elle n’est pas universelle, et réciproquement n’est-ce pas ? Peut-être, sauf du point de vue du locuteur local. S’il n’a pas besoin d’une autre langue, alors celle-ci est universelle. Il en va de même pour ses comportements, même les plus aberrants, même les plus absurdes, même les plus burlesques. Après tout, tant que sa vie contradictoire le satisfait, on ne voit pas pourquoi on y introduirait un peu (trop) de logique. On peut visiter des monuments qui n’en sont pas, acheter des dindes dans des magasins de meubles ou laisser les billets de banque dans des blocs de glace. Ce n’est pas le réalisateur, qui ne sait plus quelle est sa langue maternelle, qui s’y opposera.