Culpabilité pour les actions d’autrui

Pour certains actes commis en mon nom, je me sens responsable, je dois supporter une culpabilité incurable, irréductible

Pour des actions contestables que j’ai pu commettre, je me sens mal à l’aise, responsable, coupable. J’éprouve cette culpabilité comme naturelle, normale, même si aucun reproche ne m’est fait, même si je n’encours aucune sanction ni punition. Mais le plus étrange, le plus déplaisant, c’est qu’il m’arrive d’éprouver le même sentiment pour les actions d’autrui. On peut avoir honte pour un autre, même éloigné, même étranger – et encore plus quand les actions sont commises par un groupe auquel on appartient, une communauté à laquelle on se rattache, même rarement, même superficiellement. Il est difficile dans ce cas de compenser la faute, de se racheter, car la faute est commise par un autre sur lequel je n’ai aucune influence. Cela peut arriver pour l’appartenance à un pays, quand un crime est commis par des dirigeants au nom des citoyens, et aussi pour des collectivités plus étroites, par exemple quand j’estime qu’une communauté d’idées est trahie, une religion dévoyée ou une orientation politique dénaturée. Je ne peux rien faire mais la culpabilité ne s’efface pas. Elle reste irrésolue, insoluble, inguérissable.
C’est ce qui arrive à Orsolya Ionescu dans le film de Radu Jude, Kontinental 25. Huissière de justice, elle se reproche de ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour sauver le SDF Ion. En réalité les juridictions du pays sont implacables, elles auraient de toutes façons délogé l’homme du sous-sol qu’il squattait avec l’aide de la police. Le sentiment de culpabilité éprouvé par Orsolya après le suicide de l’ancien athlète est doublement déplacé : elle ne pouvait pas faire plus, et s’il faut accuser quelqu’un ou quelque chose, c’est l’affairisme ou la politique immobilière de la ville de Cluj. Elle ferait mieux de partir en vacances avec ses enfants et d’oublier cet incident, mais elle n’y arrive pas. Elle est obsédée par la scène du suicide, comme si c’était elle qui avait tué l’homme. À la responsabilité individuelle s’est substituée une responsabilité générale, diffuse, qui ôte toute pertinence à la notion de faute ou de châtiment. Si tout le monde peut se sentir coupable, alors on ne peut plus accuser personne en particulier.

Vues : 0