Adresse à Jack Y. Deel : Pourquoi tant de défiance ?
Alors que souvent tu as marqué son intérêt pour la littérature, alors que tu as analysé et commenté bon nombre de textes littéraires et poétiques, tu as peu écrit sur le cinéma1, et jamais sur des films en particulier, à deux exceptions près dont je vais proposer une analyse. Une des justifications de ce positionnement tient à la dimension techno-industrielle du cinéma. Tandis que la littérature ou la poésie sont incontestablement et uniquement, des textes, le cinéma a, en plus, pour composantes la voix, l’image ou la caméra. On peut analyser sa dimension textuelle, mais il y a en lui d’autres dimensions qui tiennent à sa spectralité, à son mode de production et de distribution. Entre le cinéma et la littérature, tu as toujours maintenu une frontière, une limite. Il était important pour toi de garder le principe de cette frontière, même si comme toutes les frontières, elle peut être exposée à la déconstruction. Alors que, à l’égard des médias et des photographes, tu as changé d’attitude2 dès les années 19803, ton opinion à l’égard du cinéma n’a évolué que très tardivement, après 1998. Sans jamais signer de ta propre initiative un texte sur cet art que tu qualifiais de populaire, dont tu as été toi-même, disais-tu, un amateur passionné, tu t’es contenté de répondre à des sollicitations d’interviews ou d’entretiens. On sent pourtant, dans tes réponses, un déplacement d’accent qui tend à rapprocher le statut du cinéma de celui de la littérature.
Le privilège de la littérature.
Tu accordes à la littérature une place privilégiée, exceptionnelle. Apparue vers la fin du Moyen Âge, elle s’est instituée comme telle quand la libre expression, la libre publication, l’autonomie à l’égard de l’État, ont été posées dans les démocraties comme règles générales4. La littérature n’a de compte à rendre à aucune institution, elle n’est tenue par aucune morale et ne doit répondre de sa responsabilité qu’à même la langue. A cette qualité première qui est le droit de tout dire, elle associe un rapport singulier à la loi. Sans être hors-la-loi, l’écrivain est travaillé par une instance éthique qui déborde la loi. C’est la seconde qualité de la littérature : pouvoir s’expliquer, devant la loi, par un système de règles qu’elle peut inventer, et qui n’est pas subordonné aux éthiques en vigueur. Sa troisième qualité est qu’elle a la capacité de vous retirer de toute souveraineté, de tout pouvoir de décision. C’est sa grâce, sa force, sa toute-puissance5. Sans objet ni référent, elle généralise la greffe et l’hybridation. Sa quatrième et dernière qualité, c’est qu’à travers ses récits, ses textes, ses discours, elle préserve le secret. Elle a le pouvoir de garder indécelable le secret de ce qu’elle dit. Pourquoi ces quatre qualités seraient-elles attachées uniquement à la littérature ? Pourquoi ne seraient-elles pas partagées par d’autres champs, et plus particulièrement par le cinéma ?
La faute originelle du cinéma.
On peut rapprocher ton point de vue sur cette question de celui de Heidegger dans son Entretien entre un japonais et un qui demande6. Dans cet entretien, Heidegger choisit, en 1959, de mentionner un film particulier, celui d’Akira Kurosawa, Rashômon. Ce film réalisé en 1950 a été l’un des premiers grands succès du cinéma japonais à l’étranger, mais, selon Heidegger, cette reconnaissance dans les pays occidentaux prouve essentiellement qu’il n’a plus rien de japonais. On pourrait, dit-il, le réduire à une pure et simple capture dans l’objectivation photographique7. La réalisation de ce film par un cinéaste japonais ne serait que la conséquence d’une européanisation ou d’une américanisation de la culture japonaise. Tu reprends à peu près les mêmes termes dans une interview datant des années 19908, où tu dis :
« Évidemment l’usage du mot américain est peut-être un peu abusif, mais ce que je veux dire par américain, ici, c’est l’attitude utilitaire, manipulatrice. Voilà, on a besoin de ça, do it, allez-y, action. Tous ceux qui font du cinéma font ça. Le cinéma c’est américain vous savez, le cinéma est plus américain qu’autre chose. Aujourd’hui, l’expérience mondiale du cinéma est largement commandée, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en plaigne, par la culture américaine ».
Cette thématique n’est pas isolée. tu la développes dans différents textes. Le cinéma procéderait d’un dispositif technique déterminé : soit par le référent, soit par l’image, soit par son caractère industriel, soit par l’autorité d’un discours fondé sur la présence spectrale de l’autre. Même dans les films dits muets, la parole y serait prévalente. C’est ce dispositif logocentrique, difficilement contournable, qui éloignerait le cinéma du statut privilégié de la littérature. Cette affirmation souvent réitérée semble contredire d’autres affirmations plus générales sur l’écriture. Après tout, la littérature est aussi un dispositif technique. Toi-même, tu as soutenu dans plus d’un texte, par exemple à propos de La main de Heidegger, que l’écriture n’avait rien de naturel. Même quand on n’écrit pas à la machine à écrire, l’écriture manuelle n’est pas un simple prolongement du corps ou de l’esprit, c’est aussi un geste technique. En quoi diffère-t-elle alors du cinéma ? En quoi la littérature serait-elle plus pure, ou serait-elle mieux apte à se purifier de toute technicité ?
De la théorie générale du cinéma à la singularité d’un film.
A la différence de ce tu faisais par rapport à la littérature, tu ne t’es jamais intéressé, jusqu’à une certaine date sur laquelle je vais revenir, à un film en particulier, mais toujours au cinéma en général. Cette réticence à tenir compte de la singularité des films se retrouve chez certains commentateurs qui restituent, à partir de différents textes, une sorte de théorie du cinéma qui n’évoque jamais la singularité des films9. Ces auteurs s’intéressent à la théorie du cinéma en général, sans s’engager dans la déconstruction singulière de tel ou tel film. Cette démarche est certainement suscitée par toi-même, qui n’aura jamais, pendant des décennies, analysé aucun film en particulier, faisant peut-être croire à la possibilité d’une métathéorie cinématographique. Certes, le cinéma est, comme on dit, un art. Entre la photographie et le théâtre, c’est, comme la littérature, un genre. Mais en se situant uniquement sur ce plan, on prend le risque de subordonner les films à un schème transcendantal. On prend le risque d’en rester à une démarche plus métaphysique que déconstructrice10.
Ceci étant, il semble que quelque chose soit arrivé en 1998, date de tournage du film D’ailleurs Derrida de Safaa Fathy. Dans le double entretien que tu accordes aux Cahiers du cinéma en 1998 et 2000, paru en avril 2001 sous le titre Le cinéma et ses fantômes, tu déclares avec une franchise confondante : « Il y a plusieurs temps dans cette expérience [l’expérience d’avoir été acteur dans ce film], que j’aurais la tentation de nommer : « film d’apprentissage » comme on dit « roman d’apprentissage » ou « roman de formation ». Au-delà de tout ce que j’ai pu indirectement apprendre, comprendre ou approcher du cinéma, rien ne vaut cette expérience inflexible qui laisse peu de retrait au corps. J’ai pu comprendre beaucoup de choses sur le cinéma en général, sur la technologie, sur le marché. En ce sens, ce fut un « film d’apprentissage » ». La question se pose, quand on lit ces lignes, de savoir ce que tu as appris par cette expérience, et ce que nous pouvons, aujourd’hui, en retenir sur la question du rapport entre cinéma et déconstruction.
Sur les deux seuls films sur lesquels tu t’arrêtes.
A ma connaissance, donc, tu n’as porté un regard singulier que sur deux films en particulier.
a) Le premier est ce film de Safaa Fathy, D’ailleurs Derrida, auquel tu as consacré un texte intitulé Lettres sur un aveugle, Punctum Caecum, dans Tourner les mots11. Le Punctum Caecum, selon les dictionnaires, est « le point au-delà ou en-deça duquel la vision n’est pas distincte ». Dans ce film, Safaa Tafhy introduit une courte scène d’une à deux secondes où apparaît un aveugle, sous le soleil de Tolède. Que vient faire cet aveugle? Il ne semble pas avoir de rapport direct avec le « sujet » du film (toi). Il lui est hétérogène et pourtant il ne lui est pas extérieur, puisque la réalisatrice l’y a inséré dans un très court plan. L’aveugle ne verra jamais ce film, il ne saura jamais que son image y a été insérée et n’a probablement jamais entendu parler du philosophe étranger. Tel est l' »effet de coupure » dont tu parles, au moment où tu tiens à affirmer que le documentaire n’est qu’une fiction, un montage comme un autre, signé par la réalisatrice. Ce plan est l’élément de brouillage, d’invisibilité, sur lequel maintenant tu insistes : « L’image en tant qu’image est travaillée au corps par de l’invisibilité. Pas forcément l’invisibilité sonore des mots, mais une autre invisibilité, et je crois que l’anacoluthe, l’ellipse, l’interruption forment peut-être ce que ce film garde en propre. Ce qui se voit dans le film a moins d’importance sans doute que le non-dit, l’invisible qui est lancé comme un coup de dés, relayé ou non« 12. On comprend mieux en lisant ce passage l’accent mis sur le film d’apprentissage dans l’interview aux Cahiers du cinéma. Il n’est plus question de la soumission du film au discours, mais au contraire de sa capacité à résister à la loi filmique. Cette démarche, qui part d’un détail du film de Safaa Fathy, marque un changement de priorité dans ton analyse du cinéma. D’un côté tu réaffirmes ta thèse traditionnelle selon laquelle les mots sont inséparables des corps. Qu’ils soient dits ou pas, ils habitent les images, y compris les interruptions, les ellipses ou le montage. Mais d’un autre côté, il peut arriver un événement « qui prend des libertés avec la syntaxe pour sortir des constructions habituelles », définition que donne le dictionnaire pour le mot anacoluthe. sur lequel tu insistes. Safaa Fathy, à laquelle tu te réfères comme Auteur, avec un grand A, a réussi à excéder le discours cinématographique en introduisant de l’intraduisible, du singulier. Il y a, dis-tu, dans le film D’ailleurs Derrida, une force de dissémination, un surgissement poétique, qui tourne autour d’une blessure. Cette force scelle et descelle à la fois. Mais le plus étonnant dans ton propos, c’est que cette blessure que tu as décelée dans le film de Safaa Fathy, elle n’est autre selon toi que ta propre circoncision. Dans cette expérience filmique, ce « film d’apprentissage », tu aurais retrouvé ce qui pour toi est le plus intime. Etrange développement pour un homme qui s’est toujours méfié du cinéma. C’est une sorte d’aveu : un film singulier, celui-là, peut toucher en toi le plus dissimulé, dont tu n’as osé parler que dans Circonfession13. Sans entrer dans aucune considération biographique ou psychologique, cet aveu mérite une interprétation.
b) L’autre film qui fait l’objet d’une analyse singulière dans ton œuvre est Shoah, de Claude Lanzmann14. Le privilège accordé à ce film tient à ce qu’il illustrerait au mieux ce que peut être la trace au cinéma. En refusant toute utilisation d’images d’archive, toute représentation, et se limitant au pur témoignage, à la présence corporelle, vocale, gestuelle des témoins, Shoah rendrait compte de l’expérience de la survivance pure d’une trace dont il ne reste rien. Ils ont vécu ça, ce qui ne laisse pas de trace autre que celle qui survit à travers eux. En racontant la mort dont on ne revient pas, les survivants ne peuvent montrer aucune trace au présent. Ils ne peuvent rien prouver, et pourtant leur parole est irrécusable. Il faut croire, affirmes-tu, en ce simulacre absolu. C’est un renversement par rapport à la tradition occidentale qui se méfie de l’image. S’il est toujours possible de reproduire, de monter des images qui servent à l’illusion, un film manque, par essence, de crédibilité. Mais en refusant systématiquement les images d’archives, Lanzmann présente, sans représentation, la parole testimoniale. Cette parole des survivants, qui sont aussi des revenants, est plus forte, plus crédible, qu’un document. Ils arrivent comme des fantômes absolument singuliers (un jour, un lieu), qui racontent ce qu’on ne peut pas raconter, ce qu’ils ont vécu et qui est voué à l’oubli, auquel on ne peut pas ne pas croire. Telle est l’essence du film de Lanzmann, dit-il, et aussi l’essence du cinéma en général.
Avec ces deux cas qui restent uniques, ces deux exceptions qui confirment la règle, ce qu’on pourrait appeler ta théorie du cinéma est bouleversée. L’irreprésentable, l’invisible, le secret, la trace, surgissent dans cette pensée qui ne surplombe pas le cinéma, mais y plonge. Il n’est plus seulement question de la proximité du cinéma avec le discours logocentrique, la présence de la voix, la loi filmique ou la spectralité, il est question d’une autre perturbation qui ne peut faire événement que dans un film même. Le dispositif technique du cinéma, sa machinerie, s’efface derrière une parole qui peut surgir à l’improviste, un témoignage incertain, que nul ne peut se réapproprier. Et alors seulement, tu peux faire un aveu : quand tu écris, tu te sens cinéaste. Tu procèdes à la manière d’un montage et en tire le même genre de jouissance15. Tout en jouant sur les greffes, les interruptions, les ellipses etc., tu attaches la plus grande importance aux mots, leur accent, leur intonation, leur mise en scène, c’est-à-dire à la présence de la voix. La question se pose alors de savoir si ta passion du cinéma16 n’est pas équivalente à celle que tu as proclamée depuis longtemps, pour la littérature. Il s’agissait, dis-tu dans le texte de 1993 qui s’intitule justement Passions17, d’un amour inconditionnel, insacrifiable, au lieu du secret. Cette passion pour le sans-réponse t’ouvrait ce que tu nommais l’éthicité de l’éthique18, une affirmation donatrice illimitée, incalculable, d’un devoir qui ne doit rien devoir ni rendre, n’acquitter aucune dette. Peut-être la vision de certains films singuliers, uniques, porte-t-elle une adresse comparable à celle-là.
Ce qui ne peut s’en dire.
Mais alors, pourquoi cet amateur de cinéma s’est-il efforcé de ne pas en parler pendant si longtemps ? Pour éclairer cette question, je propose de revenir à la problématique du « ne pas parler » telle que tu l’as toi-même développée en juin 1986, à Jérusalem, à propos de la théologie négative. « Mais si je devais un jour me raconter, rien dans ce récit ne commencerait à parler de la chose même si je ne butais sur ce fait : je n’ai encore jamais pu, faute de capacité, de compétence ou d’auto-autorisation, parler de ce que ma naissance, comme on dit, aurait dû me donner de plus proche : le Juif, l’Arabe« 19. « Le Juif, l’Arabe », c’est ce qui en toi est le plus intime, aussi intime que la circoncision. Ce dont tu ne parles pas, au plus proche de toi, ce n’est pas toi qui peut en dire quelque chose, c’est l’autre. Si, pendant des décennies, tu n’as parlé que du cinéma en général et jamais des films, c’est pour laisser dire au sujet de cet autre, ailleurs, quelque chose d’inavouable. Tu écris, dis-tu comme un cinéaste. Les seuls films dont tu as parlé tournent autour du secret et de la trace. Dans ces films, c’est ce lieu impossible à dire qui t’a attiré. Le philosophe, écris-tu dans Apories20, travaille au lieu du secret, qui est celui de l’incalculable. A l’époque où tu refusais de te laisser photographier, ne situait-il pas ta voix, ton image, au lieu qu’aucun journaliste n’a le droit d’explorer ? N’exigeais-tu pas de te placer toi-même en ce lieu infiniment proche de l’invisible qui n’autorise qu’une parole apophatique ? Ce serait cet inavouable qui se manifesterait dans ton évitement de la singularité filmique.
Les inconditionnalités, de la littérature au cinéma
Revenons à ce que j’ai appelé les quatre qualités de la littérature. Elles ne justifient le privilège que tu leur reconnais que par leur inconditionnalité. Détachées de leur source historique, elles valent aussi pour d’autres champs, en politique ou en art par exemple, et bien sûr plus particulièrement, pour ce qui nous importe ici, le cinéma. Comment nier que le droit de tout dire ait été largement mis en œuvre dans la production cinématographique des dernières décennies ? Certes pour de nombreux films dits d’exploitation, la contrainte économique ou commerciale limite voire annule ce droit, mais l’important est qu’on puisse trouver des films singuliers qui font exception à cette contrainte. Sur ce plan le cinéma n’est pas différent de la littérature : rares sont les œuvres où ces quatre principes inconditionnels peuvent se déployer, mais on pourrait trouver de nombreux exemples ou l’une de ces quatre inconditionnalités est mise en œuvre : droit de tout dire, rédéfinition de l’instance éthique, retrait de la souveraineté, préservation du secret.