L’emprise algorithmique, point culminant de la police orwellienne de la pensée
Dans son documentaire Orwell, 2+2=5, Raoul Peck met en mots et en images la place centrale du livre de George Orwell, 1984, dans la culture d’aujourd’hui. En imaginant qu’un ministère puisse développer et imposer à l’ensemble de la société une police de la pensée, Orwell s’est inspiré des colonialismes et totalitarismes de son époque, britannique, nazi et stalinien. Il n’imaginait pas que l’empire dont il faisait la description, qu’il a nommé Océanie, inventerait quelques décennies plus tard une autre police de la pensée, infiniment plus intrusive, prolifique et généralisée. Le plus génial des dictateurs ne pouvait pas inventer, à lui seul, le procédé algorithmique. Certes il existait déjà. Ada Lovelace en avait anticipé la logique dès 1841, comme l’explique Lynn Hershman-Leeson dans son film Conceiving Ada (1997). Mais il aura fallu l’Internet, les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle pour qu’on en saisisse la portée, et que le procédé se transforme en quelque chose de plus vaste, un régime, un agencement politico-social d’une prodigieuse efficacité. Ce ne sont pas seulement les sources d’information qui sont transformées, les documents, les archives, les cultures, les langues, le positionnement de chacun dans l’espace et le temps, c’est le rapport entre fiction et réalité, fait et récit, mensonge et vérité qui est transformé, les sensations qui sont déplacées et reformatées, les sentiments qui sont neutralisés, redirigés au service d’objectifs économiques ou commerciaux, et finalement c’est la vie elle-même qui devient une excroissance du fonctionnement algorithmique. Partie prenante à la démultiplication des écrans, le cinéma est un acteur et l’un des lieux d’expansion de ce mouvement. N’étant pas lui-même par essence algorithmique, il peut s’autonomiser, se détacher partiellement de l’emprise, en exposer les conséquences et en dénoncer les usages dans des documentaires comme le fait Raoul Peck ou dans des ouvrages de fiction comme le faisaient déjà, par exemple, David Cronenberg dans Videodrome (1983) ou Kiyoshi Kurosawa dans Kaïro (2001). C’est l’un des chemins de la déprise mais le principal, le seul qui puisse vraiment réussir, c’est d’ouvrir d’autres voies au désir. Cela peut, entre autres, passer par les réseaux, en les désalgorithmisant, un chemin ardu car probablement peu conciliable avec l’économie. Une autre voie est celle des films dont le rythme, la forme et le contenu s’émancipent du fonctionnement réticulaire, comme par exemple la Trilogie du Cycle de Vie de Lisandro Alonso (2001-2006).