Au-delà du « male » ou du « female gaze », nous vivons une mutation du regard
Chaque époque son regard : par exemple symbolique au moyen-âge, géométrique à l’âge classique, psychologique (ou subjectif) dans la modernité, écranique aujourd’hui, et j’en passe, les modalités varient selon les régions, les classes sociales, les idéologies, etc… Vers la fin du 20ème siècle, avec la théorie du genre, on a inventé le « male gaze » et le « female gaze », soigneusement dissociés au moment même où l’on mettait en question la stabilité des genres (un paradoxe parmi d’autres). Ces deux regards sont sexués, désirants, exigeants, on peut les définir, les décrire, mais sans doute diffèrent-ils pour chaque personne. Il se pourrait qu’avec la société de surveillance qui multiplie les caméras, généralise la reconnaissance faciale et installe dans chaque téléphone et chaque ordinateur un œil supplémentaire qui peut être utilisé ou détourné sur les réseaux, dans cette société qui multiplie les vidéos auto-produites pour s’exprimer, se montrer, se différencier ou influencer, le regard connaisse une nouvelle transformation. Dissocié de sa source humaine, cognitive, pulsionnelle, il a pour modèle la caméra, neutre et indifférente au monde.
J’ai nommé « cam gaze » ce regard d’un nouveau type, un œil sans sujet, sans désir, qui se dirige vers des objets ou des personnes réduites à des algorithmes, ne s’adresse à personne en particulier (c’est-à-dire à n’importe quel œil qui pourrait s’y coller), et se dissocie de l’humain par sa nature essentiellement mécanique. C’est le regard qui domine à Singapour dans Stranger Eyes, un film de Yeo Siew-Hua (2024). Il ne concerne pas seulement les dizaines de milliers de caméras disséminés dans la ville, celles qui surveillent les lieux privés ou les centres commerciaux, mais aussi les personnes qui prennent l’habitude de s’exhiber ou de se surveiller mutuellement, sans enjeu sexuel, relationnel ou autre, juste parce que cette habitude est prise et que le regard s’y est accoutumé. Le film commence par un bref aveuglement du père sanctionné par la disparition brutale d’une fillette, et se termine par le regard du même père sur la mère qui s’est séparée de lui, après le retour de la fillette. Le premier se traduit par un chagrin, une émotion, tandis que le second qui marque pour le père un éloignement définitif de son enfant est étonnamment détaché, plus interrogatif que triste, comme si l’expérience avait transformé cet homme en une caméra indifférente. Entre-temps ce n’est pas lui qui a retrouvé le bébé, c’est la police, grâce au système panoptique singapourien. Le « cam gaze » n’est pas réservé aux machine, il contamine aussi les humains.