Secret, principe inconditionnel

Principe inconditionnel : « Tu ne t’exposeras pas au secret d’autrui »

La passion pour le secret d’autrui, ce pourrait être une des définitions du cinéma. Chercher dans l’autre ce qui, pour toujours, reste inaccessible, inconcevable et inviolable, et désirer en montrer les manifestations sous une forme accessible à tous. C’est évidemment impossible, et même scandaleux, inacceptable, car le secret de l’autre n’appartient qu’à lui, à sa singularité, et pourtant c’est un désir, un fantasme, un horizon dont le cinéma ou la littérature ne peuvent pas se passer. Le spectateur aborde chaque film dans l’espoir de saisir au moins un fragment de ce secret. Parfois il est comblé car il croit le découvrir, d’autres fois il est déçu, d’autres fois encore il s’en fiche, mais la question du secret est toujours là, elle ne peut qu’être là.

On trouve cette question à l’horizon d’une trilogie qui ne peut laisser indifférent aucun cinéphile : Blow up(Michelangelo Antonioni, 1967), Conversation secrète (Francis Ford Coppola, 1975), Blow out (Brian de Palma, 1981). Dans ces trois films, le secret d’autrui s’immisce brutalement dans la vie d’un personnage qui lui est totalement étranger. Il devrait être indifférent, s’en désintéresser, mais il n’y arrive pas. Ce secret le travaille, l’obsède, à tel point qu’il est prêt à mettre sa vie elle-même en jeu pour le clarifier, et même intervenir dans le tissu complexe des événements qui lui ont donné lieu. Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour découvrir ou faire connaître ce qu’il croit être la vérité, mais il se trompe, ses interprétations se révèlent fausses (Conversation secrète), inutilisables (Blow up) ou contre-productives (car le meurtre qu’il voulait éviter se produit quand même : Conversation secrèteBlow out), et finalement il échoue. Après cette expérience, devenu responsable d’événements sur lesquels il n’avait aucune prise et coupable de fautes qu’il n’a pas commises, il est bouleversé. En s’exposant au secret d’autrui, il a transformé son rapport au monde.

L’inaccessibilité du secret d’autrui est la limite indépassable du biopic. Elle est mise en valeur dans un film sur Ada Augusta Byron, comtesse de Lovelace, Conceiving Ada (Lynn Hershman-Leeson, 1997). En 1841, à l’âge de 26 ans, cette jeune aristocrate a découvert les potentialités de la machine analytique de Babbage, sur un mode comparable à ce qu’on appelle aujourd’hui la programmation. Mais comme elle n’a écrit qu’un seul article et quelques lettres, nul ne sait ce qu’elle pensait vraiment, et nul ne sait ce qu’elle aurait imaginé si elle avait vécu au-delà de l’âge de 36 ans. Cela reste, pour toujours, son secret inviolable, secret dont elle-même, dans son for intérieur, ne connaissait peut-être pas tous les éléments. Son cas est d’autant plus énigmatique que sa vie sexuelle et son engagement disproportionné dans les courses hippiques et les jeux d’argent invitent les observateurs et commentateurs que nous sommes à toutes sortes de spéculations. Mais Ada résiste. Son nom et sa personne peuvent être utilisés, instrumentalisés, fétichisés – ils restent pour toujours indéchiffrables, encryptés.

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