Trenque Lauquen (Laura Citarella, 2022)

En disparaissant, elles suspendent le monde dans lequel le film s’inscrit – sans laisser aucun indice sur l’autre monde

Trenque Lauquen, titre du film, est le nom d’un lieu1 où les ancêtres italiens de la réalisatrice se sont installés, et où celle-ci passait tous ses étés. D’origine Mapuche, il signifie lac rond, une circularité qui s’étend, s’élargit, se déploie en hélice dans le contenu labyrinthique du film qui part d’une première énigme non résolue pour aboutir à une seconde énigme, aussi peu résolue. Le récit tourne autour de deux femmes disparues et de trois femmes prénommées Laura. La première disparue se nomme Carmen Zuna. Elle a brièvement enseigné dans les années 1960, dans la ville de Trenque Lauquen où presque tout le monde l’a oubliée. Mais elle n’est pas partie sans rien laisser : il reste d’elle une trace, une correspondance érotique avec son amant Paolo Bertino, dissimulée entre les pages de certains ouvrages de la bibliothèque locale. Enceinte, elle a prévenu le père de l’enfant, qui vivait à ce moment-là en Italie2, qu’elle allait partir pour toujours, et qu’on ne la retrouverait pas (« Adiós, adiós, me voy, me voy »). Avait-elle prémédité une destination ? Elle ne le dit pas et on ne le saura pas. Sur les photos de classe qui subsistent, Carmen est interprétée par la réalisatrice Laura Citarella3. La seconde disparue est la Laura du film, une botaniste de passage pour une mission scientifique, qui est interprétée par la co-scénariste, Laura Paredes. Cela fait en tout deux disparues, une Carmen et une Laura, toutes deux interprétées par les auteures du film. Ces deux dernières Laura (plus une, en comptant la Laura fictive) vivront une grossesse pendant les six ans qu’auront duré l’écriture et le tournage4– ce qui signe la dimension autobiographique de l’œuvre,5, et aussi son côté féminin, plus féminin que féministe, car le film ne dénonce ni ne revendique rien.

Sans raconter les tours et détours de ce film inracontable en 12 chapitres remplis de flashbacks, on peut s’interroger sur ce qui disparaît, exactement, dans cette histoire. La Laura du film s’est identifiée à Carmen Zuna, car dans l’un des ouvrages retrouvés dans la bibliothèque, Autobiographie d’une femme sexuellement émancipée, d’Alexandra Kollontaï (1926), la première avait souligné exactement les passages qui intéressaient la seconde – comme s’il y avait une continuité entre les deux femmes, un prolongement d’idées et d’inspirations, ou bien, en disant les choses autrement, comme si elles habitaient le même monde. Elles ne se connaissent pas, ne vivent pas à la même époque, mais partagent un monde. Il se pourrait que ce monde inconnu, qu’elles partagent, soit celui qu’elles rejoignent en quittant définitivement notre monde à nous, qui serait plutôt celui des hommes. Il y a donc plusieurs mondes. L’un est présent, manifeste, tandis qu’un autre n’est que virtuel. Pour les disparues, le premier (dans lequel nous vivons nous aussi, les spectateurs), finit par s’effacer. Elles décident d’aller vivre dans un autre monde sur lequel elles ne donnent aucune indication. Ce monde-là, secret, prolonge d’autres secrets, dont nous n’avons peut-être aucune idée. D’autres détails de l’histoire, par exemple des fleurs jaunes supposées nourrir un animal hybride (entre garçon, singe et alligator 6), trahissent peut-être cet univers secret, mais nous ne les comprenons pas. Ce « nous », dans le film, est représenté par deux hommes : Rafael dit Rafa, le petit ami de Laura avec lequel elle était sur le point de s’installer à Buenos Aires, et Ezequiel dit Chicho7, l’employé municipal avec lequel elle a noué une amitié ambiguë8, autour de l’enquête sur Carmen. Tous deux sont amoureux de la jeune femme mais ni l’un ni l’autre ne comprend les motivations de la botaniste. N’ayant pas le choix, ils finissent par accepter leur impuissance : on ne peut pas l’obliger à vivre dans notre monde – un constat que l’amant de Carmen aura fait lui aussi. Ils cherchent à s’y retrouver dans la seconde disparition, mais n’arrivent jamais au bout du secret. Peut-être certains personnages féminins (la directrice de la radio, la femme-médecin qui emploie Laura) en savent-elles un peu plus, mais cela n’est pas sûr, et quoi qu’il en soit elles n’en disent rien.

On peut aussi interpréter le récit comme celui de la disparition d’un désir. Ces deux femmes aimées, désirées, se retirent solitairement du monde. Il y a dans ce geste une affirmation d’autonomie souveraine : elles n’ont besoin d’aucun appui, aucun soutien, elles ne reconnaissent aucun schéma préétabli, elles s’en vont vers un autre monde à venir dont elles ne savent rien. Certes les véritables Laura, réalisatrice et scénariste, ont bénéficié de l’appui du collectif El Pampero Ciné pour réaliser le film, certes le propre mari de Laura Citarella, Ezequiel Pierri, a joué le rôle de producteur, certes toute une équipe a travaillé pour le film pendant des années, mais dans la fiction il s’agit d’autre chose. Carmen et Laura n’ont plus de désir pour ce monde. Comme la Wanda de Barbara Loden ou la Claudia d’Antonioni dans L’avventura, elles choisissent de s’en aller, de se perdre, sans que personne ne les accompagne, sans qu’aucun lien social, ou familial, ou affectif, ne les sécurise, sans avoir aucune idée de ce qui viendra plus tard, après. Elles nous entraînent vers un au-delà incertain, irreligieux, que seule la fiction peut évoquer aujourd’hui, au-delà d’elles-mêmes.

  1. A 445 km de Buenos Aires, il est situé dans la Pampa. Les fermes y sont immenses et les espaces illimités. ↩︎
  2. Certains scènes se passent en Italie dans la région de Turin, région d’origine des ascendants de Laura Citarella. ↩︎
  3. Seule femme fondatrice du collectif argentin El Pampero Cine en 2005, aux côtés de Mariano Llinás, Alejo Moguillansky et Agustin Mendilaharzu. ↩︎
  4. Le tournage a commencé en 2017, puis Laura Citarella est tombée enceinte, puis la pandémie est arrivée. ↩︎
  5. Laura Citarella aurait voulu que ce film commence comme un nouveau chapitre de Ostende, son premier film (2011), et se termine comme La Mujer de Los peros (2015), son second film. Il aura fallu que cette histoire, d’une certaine façon, soit la sienne. ↩︎
  6. Elilsa, la scientifique venue étudier cette créature, est elle-même enceinte. ↩︎
  7. Ce sont leurs vrais prénoms : Rafael Spregelburd et Ezequiel Pierri. ↩︎
  8. Cet homme n’est autre, dans la vie courante, que le mari de Laura Citarelli, qui interprète aussi l’amant de Carmen. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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