Les Oiseaux de passage (Ciro Guerra, Cristina Gallego, 2018)

Où le cycle de la dette est corrompu, ruiné, asservi aux commerces de la drogue et du cinéma

Le film est présenté en cinq chants (cantos) : Hierba salvaje (1968); Las tumbas (1971); La bonanza(1979); La guerra (1980); El limbo (1981). De la danse, on passe à la prospérité et aux limbes, en passant par les tombes et la guerre.

Lors d’une cérémonie du peuple autochtone amérindien Wayuu dans la province de Guajira au nord de la Colombie, seule enclave amérindienne que les espagnols n’ont jamais réussi à conquérir, la jeune Zaida danse la yonna, rituel du passage de l’enfance à la vie de femme. Rapayet Abuchaibe, un jeune homme d’un autre village, séduit par la beauté de Zaida, entre dans la danse pour la demander en mariage. Úrsula Pushaina, matriarche et gardienne des traditions du village, ne veut pas de ce mariage avec un jeune homme pauvre, issu d’une famille décimée. Elle met la barre très haut en exigeant une dot exorbitante : 20 chèvres, 30 vaches 2 mules et 5 colliers. Pour conquérir la jeune femme, Rapayet s’allie avec Moisés, un ami « étranger » (externe à la tribu) déjà influencé par la culture occidentale. Il change d’activité. Au commerce du café succède celui de la marijuana, d’abord pour fournir une petite communauté hippie américaine anticommuniste installée sur une plage de Colombie, puis sur une base plus large. Rapayet et Moisés servent d’intermédaires entre les Américains et le petit cartel d’Aníbal, autre chef Wayuu. Rapayet s’enrichit très vite, réunit la dot exigée et obtient, par l’intermédiaire de son oncle Perigrino, autre gardien des traditions, la main de Zaida. Le trafic de drogue prend de l’ampleur et Rapayet devient chef de cartel. Il fait construire un palais où il loge tous les siens. Úrsula, qui a été à l’origine de cette transformation brutale du mode de vie, reste attachée aux traditions. Elle apprécie la prospérité du clan, mais voit dans la présence insistante d’un oiseau, un quetzal rouge vif, les prémices d’un malheur. 

La catastrophe arrive par le jeune frère de Zaida, Leonidas, qui multiplie les provocations. Un jour, il oblige un homme à manger de la merde de chien en échange d’un paquet d’argent, puis il finit par violer la fille d’Aníbal. Celui-ci assassine Peregrino, l’oncle de Rapayet, messager envoyé par le clan. Rapayet s’enfuit avec sa famille. Ursula ne supporte pas d’être séparée de ses enfants et petits-enfants. Elle oblige Zaida à revenir au village. La guerre entre les deux clans se termine en massacre mutuel. Seule une fille de Rapayet, redevenue bergère, survit. 

Ce n’est pas la Sicile, c’est la Colombie, mais c’est un film de mafia. La corruption est venue du gringo, mais elle n’a pu se généraliser que par une effraction initiale, une rupture dans le cycle de vie. Quand on peut s’enrichir facilement, le système d’échange traditionnel lié à la dot est perverti. La richesse n’est pas le résultat d’un « bon » comportement, d’une « bonne » gestion, mais d’une aptitude à profiter des circonstances. La solidarité familiale n’est plus au service de la survie, mais de ce geste initial qui ne cesse de s’élargir.

Dès la départ, Úrsula, la matriarche qui fait office de chef de famille est présentée comme particulièrement habile au commerce, capable de négocier, d’enrichir son clan. C’est elle qui exige une dot très élevée. Il aura fallu cet hybris, cet excès, cette sortie de l’économie domestique, pour déséquilibrer définitivement la culture traditionnelle. Sans doute était-ce inéluctable, les Wayuu ne pouvaient pas continuer à vivre isolés du reste de la Colombie. Très rapidement l’échange maussien, où la chèvre et le bracelet étaient les principales valeurs, ont été remplacés par les voitures et les armes. Les traditions n’étaient plus intériorisées; on faisait déjà semblant. 

Dans le déroulé du film, la destruction ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. C’est Léonidas, fils de la matriarche, héritier légitime après la mort de son père et de son oncle, qui précipite la fin. Il n’a aucune morale, aucun scrupule, il est absolument corrompu, pire que les étrangers. C’est lui le mal radical, qui déclenche le cataclysme en violant la fille de l’autre wayuu, à la fois complice, ennemi et partenaire commercial, Aníbal. On ne sait plus où sont les frontières. Plus personne n’est capable de maîtriser ce qu’il a reçu en héritage. Rapayet prend la place du chef de clan, mais il ne peut pas avoir la même légitimité, et Úrsula n’hésitera pas à le trahir à la fin du film. L’obligation traditionnelle de payer la dot a forcé l’entrée dans le business de la drogue. Tout le reste découle de cette dette initiale, impossible à rembourser, qui sera payée au prix fort, celui de la destruction ultime. Le désir d’ascension sociale et économique de la matriarche aura précipité une descente, une chute inéluctable.

Le film prétend montrer de l’intérieur, depuis la culture colombienne, amérindienne, l’émergence du trafic de drogue. Le paradoxe c’est qu’il fait l’inverse. Pour figurer cette intériorité, il reprend les codes du western et du film de mafia – comme si la domination nord-américaine n’était pas seulement commerciale, économique, mais devait aussi se traduire par une intériorisation des codes esthétiques et formels. John Ford (La prisonnière du désert, 1956), Brian de Palma (Scarface, 1984), Francis Ford Coppola (Le Parrain, 1972) et leurs successeurs hantent le film, l’habitent de l’intérieur plus sûrement que la culture wayuu dont il a fallu retrouver et reconstituer les coutumes à partir du savoir de quelques experts – comme dans le précédent film de Ciro Guerra, El Abrazo de la serpiente

La culture locale est représentée par les vêtements, la langue, les rites et les couleurs. Incapable de résister à la culture globale, capitaliste, occidentale, elle est folklorisée d’emblée. Son système de culpabilité, punition, vengeance, ou encore de médiation (interdiction de tuer le « messager de parole ») n’est jamais présenté dans son contexte initial, mais déjà dévalorisé par les choix scénaristiques et esthétiques des réalisateurs. Avant que l’échange de chèvres ne soit remplacé par l’échange d’armements – le spectacle hollywoodien s’est imposé, entre la nudité du désert et les cultures tropicales. Il n’y a pas d’hybridation des cultures, mais acceptation préalable des codes du grand écran. Si la confrontation entre les deux mondes aboutit à la violence pure, c’est aussi parce que rien ne semble avoir survécu des systèmes de pensée et de représentation d’avant le cinéma. Par sa forme et son esthétique, le film participe de la destruction qu’il dénonce. Ou encore : il y a de l’auto-destruction à même le film. 

Les histoires de famille sont aussi des histoires de production-vente. Cristina Gallego, qui aurait conçu le pitch initial et qui co-signe la réalisation, est aussi l’épouse de Ciro Guerra, et elle est aussi sa productrice. Au-delà d’indéniables bonnes intentions, une autre affaire de business explique peut-être le côté conventionnel du montage, entre folklore, drogue et mafia. Les uns et les autres sont pris dans des systèmes de dette dont il est impossible de sortir. Sortis du cycle de vie, les wayuu devenus voyous doivent payer pour leurs fautes, mais le film est plus résilient, il participe encore d’une économie réglée. Dans les cercueils, les armes prennent la place des reliques des ancêtres. Une horrible bâtisse a surgi dans le désert à la place des cases traditionnelles, mais qu’en est-il du film lui-même à l’égard des traditions dont il voudrait raviver les souvenir ? L’insistance sur les oiseaux de passage (pájaros de verano) ou de mauvaise augure témoigne plus sûrement des superproductions nord-américaines que des superstitions amérindiennes.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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