La Fièvre du Samedi Soir (John Badham, 1977)

Pour aller plus loin, au-delà du pont, il aura fallu qu’il se vide, qu’il évacue la charge mentale du narcissisme et de la danse qui entravait sa marche

On peut interpréter ce film comme une déconstruction du célèbre plan du début où l’on voit Tony Manero (19 ans), interprété par John Travolta (23 ans)1, séduisant, détendu, sûr de lui, un pot de peinture à la main, marchant sur le rythme de Stayin’ Alive des Bee Gees dans le quartier Bay Ridge proche du Verrazzano-Narrows Bridge2 vers son lieu de travail. Il regarde autour de lui, sa longue silhouette ondulant sur un trottoir qu’il semble s’approprier. Il importune les filles, ralentit auprès d’elles puis rattrape son retard d’une course leste. Il jouit visiblement de sa propre souplesse, sa jeunesse, la malléabilité de son corps dont la mise en scène ne laisse rien ignorer : les pieds, les molets, les chaussures3, les jambes, le pantalon en pattes d’éléphant, le torse au col ouvert, les bras en mouvement, la chemise rouge, la petite veste en cuir, le visage satisfait, les cheveux bien peignés, le regard mobile qui scrute fièrement dans toutes les directions. Cela introduit au plus frappant du film : son côté decrescendo. Le film se terminera par une autre marche en territoire étranger, hors Brooklyn, honteuse, misérable, désespérée, nocturne, avec un passage anonyme dans le métro désert, pour retrouver Stephanie, la partenaire de danse qu’il a choisie, de l’autre côté du pont. Tout va en descendant, y compris la thématique principale, la danse, dont le climax se situe à peu près au milieu du film, quand il danse seul (pour son frère) au milieu de la piste de la boîte disco 2001 Odyssey, exhibant une fierté narcissique (quasi masturbatoire) qui déchaîne l’enthousiasme. Après ce moment de triomphe, tout se délite. On évoque à propos de ce film la notion de film noir, mais on devrait plutôt parler de détumescence. Il révèle la tristesse, l’enfermement, l’absence d’avenir des jeunes de Brooklyn. Le premier dialogue, avec le patron de Tony, est significatif : « En étant payé le lundi, tu pourrais économiser un peu, construire un futur. – Fuck le futur! – Non Tony, tu ne peux pas baiser le futur, le futur te baise. Il se saisit de toi et il te baise, si tu ne l’as pas programmé. – Ecoute, le futur est ce soir, et je le programme ». Le patron refuse, et Tony est forcé de porter, pour ce week-end, une vieille chemise. Tout ce qui arrive entre les deux est sordide : l’agressivité familiale, la vengeance contre les Barracudas (autre bande locale) pour une agression qu’ils n’ont pas commise, la tricherie lors du concours de danse où les portoricains sont déclassés, la tentative ratée de faire l’amour avec Annette puis son double viol, les supplications de Bobby C. avant son suicide. Seule l’annonce faite par le frère de Tony, Frank, qu’il quitte la prêtrise, pourrait apporter un semblant d’ouverture, un semblant d’espoir.

Et pourtant le film se termine sur une ouverture. Il y a un pas au-delà symbolisé par la traversée du pont à la marche (car la traversée en voiture n’a pas le même sens, elle reste une provocation gratuite, une exhibition). Il aura fallu vider, se vider, s’anéantir, pour passer à autre chose : Staten Island, puis Manhattan. Ce mouvement s’appuie sur l’échec de la relation avec Stephanie. Si leur relation avait réussi, Tony serait resté dans l’illusion – comme son frère qui, pour le reste de sa famille, aura été, jusqu’à sa démission, une sorte de saint. Quand il l’a vue danser la première fois, il est tombé amoureux, sans se rendre compte que ce n’était pas d’elle qu’il était amoureux, mais d’une image, une projection. Il aurait pu deviner depuis le début qu’elle mentait, qu’elle n’était pas l’intellectuelle qu’elle prétendait être – et peut-être même pas la danseuse, mais dans la sorte de désert où il se trouvait, elle arrivait à pic. Son rôle n’était pas de construire, mais de briser, de détruire, et c’est le plus grand service qu’elle pouvait lui rendre : faire valoir la dérision, sa propre tromperie devant le miroir. Au moment où son père retrouve du travail, ses parents n’ont plus besoin de lui (il ne doit plus contribuer aux frais), et lui n’a plus besoin de ses parents (il n’a plus à se faire valoir auprès d’eux). C’est tout un réseau de fidélités, d’engagements, de dettes, qui s’écroule. Tony comprend que Stephanie a usé de tous les moyens pour s’installer à Manhattan. S’il l’admire, ce n’est plus pour la même raison : c’est pour sa capacité à s’extraire, à échapper à Brooklyn, y compris à la boîte disco dans laquelle tous ses désirs étaient enfermés. Le disco est comme la religion : il ne mène à rien.

Ce n’est pas un hasard si la petite bande de copains se trompe d’ennemi. ils se vengent d’une bande rivale, les Barracudas, alors que ce n’est pas eux qui ont cassé la gueule à leur copain. Ce geste absurde s’inscrit dans une dépréciation constamment réitérée de la masculinité4. Les copains partagent la voiture pour faire l’amour, sans réussir à s’attacher durablement aucune fille. Ils parcourent la ville dans leur vieille gimbarde, ne respectant ni feu rouge ni ligne blanche, sans but ni destination. Quand Bobby est dans la détresse, ils ne sont même pas capables d’assurer le minimum de solidarité entre eux. Tony finit quasiment en pleurs (comme un enfant) dans les bras de sa danseuse. Elle le soutient, elle le porte, alors qu’elle aurait bien besoin elle-même d’être portée – mais Tony en est incapable. C’est une masculinité ambiguë, irresponsable, une masculinité ostentatoire de parade plutôt que de virilité, liée au statut de la danse dans leur environnement. Affirmation à la fois narcissique et communautaire (l’un étant le prolongement de l’autre), expression générationnelle (le seul lieu réservé à une classe d’âge), mise à distance de l’autorité, des pouvoirs, libération pulsionnelle, plaisir corporel, jouissance du mouvement, du rythme, et aussi refuge dans le cocon protecteur de la musique. Pour être un homme, il faut être beau, souple, bien entraîné, capable de réagir rapidement à toute impulsion – des qualités utiles à l’intérieur du dancing, mais guère convaincantes ailleurs. Stephanie fait sentir à Tony qu’il lui manque quelque chose, quelque chose d’essentiel pour avoir, vraiment, le statut d’un homme.

L’extraordinaire succès au box office5 est lié à la décision du producteur Robert Stigwood de sortir la bande musicale originale un mois avant le film. Composée d’un mix de chansons des Bee Gees et d’autres chanteurs6, elle a rapporté des dizaines de millions de dollars en un mois7. Ce sont la musique et la danse qui ont attiré les spectateurs dans les salles, le contenu du film ayant été le plus souvent oublié – comme s’il ne restait de cette expérience que la dimension la plus narcissique, la plus spectaculaire. Ce film dont la fin est ambiguë, plus proche du film noir que du feelgood movie, a été oublié comme tel au profit de quelques scènes emblématiques. Travolta excepté, il est difficile de s’identifier à des personnages quelconques, des losers marqués par l’échec et la dépression. Avec l’élection de Ronald Reagan (1975) et de Margaret Thatcher (1979), on entrait dans un monde de concurrence, de productivité. Tout le monde piétine tout le monde, chacun est en concurrence avec son voisin comme dans la famille Manero où les coups, la violence circulent. Le monde entier est truqué, comme dans la compétition de danse, et chacun ne peut espérer qu’une augmentation de salaire minime, comme dans le magasin de peinture où travaille Tony. Dans ces conditions la musique est répétitive, et pour exceller à la danse, il faut travailler, multiplier les répétitions et être meilleur que les autres. Tony prend conscience de cette situation sans trouver de solution. Il voudrait la fuir, mais n’a pas d’autre horizon que Manhattan, où c’est encore pire.

L’un des paradoxes du film est que la sortie de l’anonymat pour l’acteur John Travolta8 coïncide avec la dénonciation du système qui le propulsera en haut de l’affiche. Alors que, deux semaines après le début du tournage, il fait son deuil de Diana Hyland9, il joue un personnage qui doit renoncer à ses rêves. Pour éviter de subir le sort de l’ouvrier tombé dans le béton lors de la construction du Verrazzano-Narrows Bridge, il doit, comme son frère, s’écarter de son monde d’origine. Le suicide de son copain Bobby signe, sans regret, l’effacement de ce monde. Au moment où il renonce aux récompenses dérisoires (le salaire, le concours), tout peut arriver. Il pourra s’orienter, comme Stephanie, vers le combat individuel (la lutte capitaliste de tous contre tous), tel que la décrit Staying Alive, le sequel de Sylvester Stallone sorti en 1983, ou au contraire s’orienter vers une autre éthique, comme le suggère peut-être son frère. Le film lui-même ne tranche pas10. L’étreinte finale du couple de danseurs qui, dans une immobilité sculpturale, substitue l’amitié à l’amour, symbolise la suspension qui contraste avec la rapidité du mouvement des danseurs. Pour Tony, c’est une mutation du corps. À la gloire quasi-mystique11 de l’accomplissement physique se substitue le corps vulnérable du jeune homme sorti de l’adolescence. En partant, Frank a légué à son frère ses vêtements de prêtre. Tony a préféré s’en débarrasser, faire le geste de se pendre avec, sans fermer la porte à la transmission puisqu’il a conduit son frère au dancing. En héritant d’une fraction perdue de sa spiritualité, à condition de s’anéantir lui-même, d’effacer son ancienne personnalité, il aura reçu et accepté une singulière bénédiction12 vidée de tout contenu religieux. Il ne lui restera qu’une chose à faire : le saut dans l’inconnu.

  1. Peu connu à l’époque, John Travolta a été à l’initiative de ce film avec le producteur Richard Stigwood. Influencé par un reportage largement fictif du critique musical Nick Cohn sur « Les rites tribaux du nouveau samedi soir », il a contribué à faire construire ce film autour de sa personne. ↩︎
  2. Ce pont suspendu, inauguré le 21 novembre 1964, relie Brooklyn à Staten Island. Tony était enfant lors de sa construction, il en connait tous les détails. ↩︎
  3. Pour ce passage iconique des chaussures, John Travolta était remplacé par une doublure. Il a du s’absenter dans la deuxième semaine du tournage (mars 1977) à cause de la mort de sa compagne d’alors Diana Hyland. ↩︎
  4. Wikipedia, sur le disco : « Une des affirmations du disco est l’androgynie dans le style, comme dans les voix, telles les voix pâmées des Bee Gees. Ce sont souvent des personnages au sens du spectacle et de la dérision, possédant le génie du déguisement et affirmant un mauvais goût voyant assumé ». ↩︎
  5. Le film est troisième du box-office de l’année, juste derrière Star Wars (George Lucas) et Rencontre du troisième type(Steven Spielberg). ↩︎
  6. Deviendront des tubes mondiaux les chansons des Bee Gees : How Deep Is Your LoveJive TalkinStaying AliveYou Should Be Dancing (dans la scène où Tony danse seul sur scène) et More Than A Woman (dans la scène du concours). Les autres titres proviennent de Kool & The Gang, MFSB, KC & The Sunshine Band et The Trammps. ↩︎
  7. Le disque a été vendu, dans l’année, à vingt millions d’exemplaires : record mondial dépassé seulement par Thriller, de Michael Jackson. ↩︎
  8. Le jeune homme ambitieux né dans une famille d’artistes se contentait d’apparitions dans des publicités ou de rôles secondaires dans des films comme La Pluie du diable ou Carrie au bal du diable. Il avait accédé à une petite notoriété en incarnant Vinnie Barbarino dans la série Welcome Back, Kotter. Il s’engage beaucoup plus frontalement dans ce film, où sa mère et sa sœur ont des petits rôles. ↩︎
  9. De 18 ans sont aînée, c’est elle qui l’avait poussé à accepter le rôle et améliorer sa danse. Elle avait subi une masectomie deux ans auparavant et souffrait d’un cancer. Selon Karen Lynn Gorney qui jouait Stephanie dans le film, « Tous les soirs, il parlaient pendant des heures au téléphone. Puis, avec l’imminence de sa mort, il a pris l’avion. Le jour qui l’a précédée, il sont allés marcher ensemble dans le jardin. Le dimanche 27 mars, il a déclaré doucement : ‘J’ai senti le souffle la quitter’. À l’enterrement, il a porté le costume blanc qu’ils avaient acheté ensemble pour leur voyage à Rio prévu une fois le film terminé ». ↩︎
  10. L’impasse de la première voie sera ironiquement évoquée dans Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1994), sur un mode à la fois parodique, burlesque et grotesque. ↩︎
  11. Par une de ses répliques, Tony a fait allusion à la spiritualisation de la danse : « Les filles quand tu couches avec elles, elles croient que tu vas danser avec elles ». Une fille avec laquelle on a couché n’est plus éligible à la danse. ↩︎
  12. À travers le frère (qui remplace la fraternité de la bande), c’est la bénédiction (muette) des parents qui lui arrive. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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