Pickpocket (Robert Bresson, 1959)
Jouir d’un vol, dans un désintéressement absolu, pour affirmer simultanément, sans les dissocier, son innocence et sa culpabilité
Qu’est-ce qui pousse Michel1 à voler2 ? Pourquoi se décide-t-il, la première fois3 ? Il semble ne pas le savoir, comme s’il ne l’avait jamais vraiment voulu, comme si cette résolution, comme il dit, était arrivée à lui comme devoir, obligation, comme si la décision s’était proclamée toute seule, sans justification ni autre raison que l’acte lui-même. Certes il est pauvre, il a besoin d’argent, mais pour quoi ? Pour qui ? Il en donne à sa mère, mais ne semble pas s’en servir pour lui-même. Il continue à habiter dans un taudis, ne consomme rien, porte toujours le même complet usé, et ne semble pas mettre de l’argent de côté dans un but précis ; d’ailleurs, il n’a aucun but, aucun projet. Selon la présentation liminaire rédigée par l’auteur (Robert Bresson), il est poussé par sa faiblesse dans une aventure de vol à la tire pour laquelle il n’était pas fait. Étrange phénomène qu’une faiblesse qui peut pousser à transgresser la loi, à s’approprier les biens d’autrui, tout en restant absolument désintéressé et étranger à soi-même.
Son attitude à l’égard de sa mère est tout aussi étrange. Il l’aime, n’ignore pas qu’elle a peu de temps à vivre, et ne lui rend pas visite. Il passe par Jeanne, l’aide-ménagère, pour lui laisser quelques billets. Il sait qu’elle ne sera pas dupe, qu’elle devinera l’origine douteuse de cet argent. En n’allant pas lui dire bonjour, il évite le pire risque pour lui : trahir l’ambivalence sur laquelle son comportement repose. Dès son premier vol de sac à main sur l’hippodrome de Longchamp, la contradiction est manifeste : l’inspecteur de police est convaincu de sa culpabilité, mais le libère faute de preuve. C’est un faux innocent, pas pris mais déjà suspect. Au lieu de trancher cette ambivalence, il la radicalise dans la conversation qu’il a, avec le même inspecteur, lorsqu’il le rencontre au café : « Est-ce qu’on ne peut pas admettre que des hommes capables, intelligents, et à plus forte raison doués de talent et même de génie, donc indispensables à la société, au lieu de végéter toute leur vie, soient dans certains cas libres de désobéir aux lois ? dit-il. – Cela me paraît difficile, et dangereux répond l’inspecteur. – Pour la société ce serait tout bénéfice. – Et qui distinguera des autres ces hommes supérieurs ? – Eux-mêmes, leur conscience. – Connaissez-vous quelqu’un qui ne se prenne pas pour un homme supérieur ? – Rassurez-vous, ce ne serait que pour les premiers pas. Après on s’arrête. – On ne s’arrête pas, je vous le dis. – Une sorte de voleur utile en somme, bienfaisant. – Mais cher monsieur, c’est le monde à l’envers. – Et s’il est déjà à l’envers, ça risque de le remettre à l’endroit. » L’homme supérieur à la manière de Michel se reconnaît ouvertement comme coupable, tout en s’affirmant innocent. Oui, je suis un voleur dit-il, je suis coupable mais je ne suis pas coupable. L’injonction paradoxale est performative. Elle lui permet de continuer à voler, sans devenir véritablement un voleur.
Il vole donc, mais ce n’est pas pour l’argent. « Tu es adroit de tes mains, évidemment tu mérites mieux » lui avait dit son ami Jacques. Il lui reste à cultiver cette adresse manuelle. Après son premier vol, il s’était dit : « Je n’avais plus les pieds sur la terre, je dominais le monde ». Cette sensation n’était pas le but recherché, elle n’en était que la conséquence, mais il avait hâte de la retrouver avec les mains4. Le film est une succession de gros plans sur le travail manuel. D’une poche à un journal, à un sac, à un complice, à une autre main, c’est un jeu délicat, un prodige de technique et d’habileté autant qu’une question de passage, de circulation, de transit, de transmission. Qu’ils soient billets, montres ou porte-monnaie, les objets n’appartiennent plus à personne5. Ils se détachent de toute possession avant d’être répartis entre les mains triomphantes des pickpockets. En prenant des risques, de plus en plus de risques, on montre sa dextérité et on démontre la fragilité, l’impuissance des victimes. Plus rien ne semble devoir arrêter cette addiction jusqu’au moment où, fatalement, on se fait prendre. Alors c’est la chute : l’homme supérieur devient coupable. Il doit s’effacer, s’enfuir. Michel restera deux ans en Angleterre, et à son retour, il retrouvera Jeanne avec un enfant de son ex-ami Jacques. Inversion des rôles : le garçon honnête s’est enfui, et le garçon malhonnête s’engage à prendre soin de l’enfant. C’est le signe du retour de Michel dans la société. Il vole encore, mais la magie s’est éteinte, et le voici en prison6.
Il reste une question majeure, présente dès le début dans la confession liminaire de Michel : Seulement cette aventure, par des chemins étranges, réunira deux âmes qui, sans elle, ne se seraient peut-être jamais connues. Quel rapport cette addiction a-t-elle avec la question de l’amour ? Jeanne tombe amoureuse de Michel parce qu’elle sent, dès le premier contact, qu’il a quelque chose d’unique, d’exceptionnel. On devine que Jacques, l’autre homme gentil mais banal, n’est qu’un substitut, un tenant-lieu du fils voyou mais pur. Il y a dans les deux personnages principaux, Jeanne et Michel, une dimension de sainteté qui fait défaut à tous les autres. La sainteté, ce n’est ni la sagesse ni l’obéissance, c’est l’engagement inconditionnel, inexplicable, sur un chemin inconnu, étranger aux compromis et aux transactions de la vie courante. Jeanne n’a pas à pardonner à Michel car il n’a commis aucune faute, il a montré par sa propre expérience, en se sacrifiant, que le monde était irréductible aux contraintes sociales. Ce n’est pas un chemin de rédemption, c’est l’acquiescement à une autre dimension de l’amour que ni Jeanne ni Michel n’auraient connu s’ils en étaient restés aux circonstances de leur première rencontre. Pour le réalisateur, cette autre dimension est un mystère. Pour le spectateur, elle renvoie à quelques désirs ou archi-désirs enfouis, qui se traduisent par une jouissance bien présente.
- Interprété par un acteur non professionnel, Martin LaSalle. Dans un film de Babette Mangotte daté de 2005, on voit Martin LaSalle, quatre décennies plus tard, installé au Mexique. Il a changé mais continue de porter en lui le personnage de Michel, une sorte d’aura, une extériorité au monde. Quand il parle avec ses filles, sa langue n’est pas le français, mais l’anglais ou l’espagnol. ↩︎
- Le film transpose librement le roman de Dostoïevski Crime et châtiment. Michel tient dans le film le rôle du Raskolnikov du roman. Mais tandis que dans Une femme douce (1969) et Quatre nuits d’un rêveur (1971) il adaptera directement les textes de Dostoïevski, dans Pickpocket, la relation est beaucoup plus lâche. ↩︎
- Première séquence sur les seize du film, séparées par des fondus au noir. ↩︎
- Jean Cocteau écrit, dans ses Entretiens sur le cinématographe : « Ce qu’il a obtenu d’un débutant tient du miracle. Car, non seulement il a formé à l’escamotage des portefeuilles de longues mains qui pourraient être celles d’un pianiste mais encore il a communiqué à son héros l’espèce d’épouvante d’être un animal qui guette sa prise et redoute d’être guetté par elle ». ↩︎
- Le magicien Henri Kassagi a conseillé Bresson pour la scène de la gare de Lyon dans laquelle il joue un rôle pour, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, dépouiller un train entier de voyageurs. ↩︎
- C’est le retour, typiquement chrétien, au cycle de la dette. ↩︎