Puisque le monde ne me porte pas, moi non plus je ne porte pas le monde, je me suicide
Il est courant qu’on ne connaisse pas l’origine de cette dissociation, mais le résultat est là, une personne, un « je », se trouve dissocié du monde. Le point de départ peut être un appareil, une machine, un dispositif électronique comme dans Kaïro (Kiyoshi Kurosawa, 2001). Une certaine configuration existait depuis longtemps, peut-être des siècles, et ce qui émerge soudain, par exemple l’Internet, la met brutalement en question. Apparemment rien n’est changé, l’ancien monde est toujours présent, opérationnel, mais le « je » ressent la perturbation, il anticipe quelque chose de beaucoup plus grave auquel il ne se sent pas capable, ou susceptible, de participer. Continuer dans ce qu’il ressent comme l’épuisement de son monde lui est tout simplement impossible. Il ne lui reste alors qu’une seule porte de sortie : le départ. On peut nommer cela un suicide, même si de son point de vue c’est un compagnonnage, un souci de rejoindre ceux qui sont déjà partis, les spectres, les fantômes. On peut trouver dans d’autres films une démarche analogue, dans d’autres circonstances et d’autres contextes. Ashkal, l’enquête de Tunis(Youssef Chebbi, 2022), met en scène une vague de suicides qui s’étend, se généralise, se diffuse dans tous les milieux, tous les âges, sans qu’aucune problématique commune ne semble réunir les personnes concernées. Les corps nus se consument directement, comme s’ils étaient mus par une main ou une force extérieure invisible, illocalisable. Fatma l’enquêtrice assiste à une ultime scène collective : des hommes et des femmes nus se précipitent d’eux-mêmes dans un brasier. Devant cette incroyable image d’un « pas au-delà », plus mystique que politique, plus hallucinante que réelle, elle est émue, fascinée, elle s’arrête, elle pleure. Où vont ces gens ? Vers quel passage ? La mort ou un avenir inconnu ? Entre catastrophe et miracle, aucun schéma politique ne permet de comprendre ce qui arrive. En se précipitant dans le feu, ils se dégagent de leur passé, de leurs habitudes, de leurs engagements, de leurs dettes. N’ayant pas de but précis ils ouvrent tous les horizons. La démarche est plus individuelle dans Saute ma ville (Chantal Akerman, 1968) ou Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991), mais le principe est le même : n’ayant plus rien de commun avec ce monde, les personnages choisissent de s’en retirer purement et simplement, dans une explosion ou un accident ultimes. Il n’y a rien à sauver de ce monde, pas même moi-même, le « je ».