Model Shop (Jacques Demy, 1969)

L’amour inconditionnel, ce n’est pas le début d’une histoire à venir, c’est la fin d’une histoire où rien n’est arrivé
Film surprenant. Huit ans après Lola (1961), après avoir livré au public ces formidables succès qu’auront été Les Parapluies de Cherbourg (1964) et Les Demoiselles de Rochefort (1967), Jacques Demy tourne aux Etats-Unis un film d’une étrange modestie. Finies les couleurs vives, les décors travaillés, les musiques jazzy de Michel Legrand, l’équilibre fragile entre hasards, amours exaucés ou faillis. Le mélodrame prend une autre tournure. Un Américain de 26 ans, George Matthews, tombe soudainement amoureux d’une femme vêtue de blanc, croisée par hasard, dont il ne peut rien savoir mais dont nous, nous connaissons le passé puisque nous avons vu le film précédent, Lola, déjà interprété par Anouk Aimée. Après avoir pleuré pendant six mois toutes les larmes de son corps pour faire le deuil de Michel, son ancien amoureux, Cécile-Lola n’a plus qu’un objectif : réunir assez d’argent pour acheter le billet d’avion qui lui permet de rentrer en France et revoir son fils de 14 ans. Barbara, une amie, lui a confié le tuyau : se laisser photographier dans une Model Shop, magasin où des hommes un peu pervers peuvent se fabriquer des images de femmes plus ou moins légèrement vêtues. C’est de l’exhibition mais pas de la prostitution, contrairement à ce que certains résumés rapides disent du personnage inventé par Jacques Demy. En tout cas le dialogue s’engage entre George, gentil garçon sur le point d’être mobilisé pour la guerre du Vietnam, et Lola, qui n’a pas connu d’homme depuis sa séparation et son divorce catastrophiques d’avec Michel. C’est une étrange relation d’à peine quelques jours entre un garçon qui découvre soudain la finitude, la peur de la mort, et une femme plus âgée dont la vie a été, récemment, anéantie. Comme dans Nuits Blanches, la nouvelle de Dostoïevski qui a inspiré en partie le film Lola, l’amour avoué par George s’adresse à une personne rencontrée par hasard, inconnue, mystérieuse, étrangère. Il est irrationnel, injustifié, à peine crédible, ne repose sur rien de tangible, et Lola ne lui répond que par une indifférence polie. Dissymétrie : Lola dit qu’elle ne pourra plus jamais aimer quelqu’un tellement elle a aimé Michel, donc elle n’aime pas George, et George déclare qu’il n’a jamais aimé personne mais qu’il est amoureux de Lola, ce qui est difficilement compréhensible pour toutes sortes de raisons. Un premier amour rejoint un dernier amour – toutes circonstances uniques. George lui fait don des 75$ qui restent dans sa poche, et elle les accepte sans trop hésiter, dans le seul but de quitter ce pays aussi vite que possible. Tous deux vont repartir de zéro : George vers son service militaire, rassuré par le début des négociations de paix à Paris le 3 novembre 1968 (soulagement prématuré car les pourparlers entre les États-Unis et le Vietnam n’aboutiront que le 27 janvier 1973), Lola vers la France, où elle pense reprendre une vie « normale ». Tous deux renoncent à la voiture à bord de laquelle ils se sont rencontrés1 : George parce qu’il est incapable de payer ses traites, et Lola parce que ce n’est pas la sienne, elle l’a empruntée à Barbara.
Pourquoi Jacques Demy a-t-il tourné ce film ? 1/ pour montrer l’échec de l’amour sans cause ni condition qui semblait avoir triomphé dans le film Lola, 2/ pour montrer qu’un amour inconditionnel peut réussir, s’il n’est pas conçu comme le début d’une existence ou d’une étape de l’existence, mais comme sa fin (pas au sens de finalité, mais de terminaison). George vivait avec Gloria, une aspirante actrice sans avenir, qui aurait voulu l’épouser et avoir des enfants, une perspective exclue car elle aurait été pour lui une renonciation, une petite mort. Il était poussé par son père à s’engager héroïquement au Vietnam, ce qu’il se sentait aussi incapable de faire. Il lui fallait trouver une solution pour accomplir son ambition (inventer du nouveau dans son domaine, l’architecture), mais il ne savait pas comment s’y prendre. Il ne lui restait que quelques amis fidèles, ce qui n’est pas rien. Cet amour soudain, improbable, introduit une rupture, un moment de distanciation avec la vie courante, les contraintes usuelles du monde, les obligations incontournables. George peut tout effacer pour lui-même, passer à autre chose, et en outre, en plus, en supplément, il a la possibilité inouïe d’aider une autre personne à faire de même, à tout effacer elle-même. Ce supplément gratuit, imprévisible, est décisif dans le film. Il autorise George à faire ce qu’il veut, éventuellement déserter ou encore participer au journal contestataire initié par ses amis. Les 100$ qu’il a récupérés pour payer les dettes de l’ancienne vie sont détournés. Ils servent à rencontrer Lola, puis à encourager son départ, et enfin George se retrouve avec rien. Il n’a rien prévu, et c’est ce qu’il voulait.
Pourquoi Jacques Demy a-t-il, pour sa première expérience américaine, choisi et écrit ce scénario qui ne pouvait manifestement pas avoir de succès ? Des personnages banals dans un cadre banal, qui se rencontrent dans un lieu sans attrait pour une conversation sans aspérité, et s’engagent dans une voie dont il n’y a pas grand-chose à attendre, comment cela pourrait-il faire un film qui marche ? Jacques Demy a pris l’immense risque de repartir lui-même à zéro gratuitement. Son film suivant sera une fable, il aura pour titre Peau d’âne (1971), il sera musical. C’est ainsi qu’il faut prendre Model Shop, une fable faisant croire qu’une nouvelle vie est possible, détachée de l’ancienne. Abandonnant après cela son ambition balzacienne, Jacques Demy renoncera à Lola qu’il aura tant aimée, comme George.
- La ville de Los Angeles ne peut être visitée qu’en voiture, ici entre Venice Beach, Sunset Strip et Santa Monica Boulevard. ↩︎