Evénement hors cycle

Pour qu’un événement soit digne de ce nom, il faut qu’il rompe avec le cycle faute/culpabilité

Nous sommes pris dans ce nombreux cycles auxquels nous ne pouvons pas échapper. Les plus évidents sont ceux de la vie courante : manger, dormir, se laver, s’habiller, travailler, se reproduire, etc. Ils sont tellement naturels qu’on n’y pense plus, on y souscrit sans réfléchir. Un autre cycle évident est plus problématique : celui de la dette, de la faute et de la culpabilité. L’humain étant un être de partage et de coopération, il ne peut pas vivre sans s’engager vis-à-vis d’autrui. Si l’autre dépend de moi et si moi aussi je dépends de l’autre, nous entrons dans la circulation de la dette : erreur, défaillance, manquement, remboursement, restitution, sanction etc. Toujours redevables, nous sommes confrontés à la nécessité du renvoi, de la compensation. Je nomme ici événement digne de ce nom une circonstance unique, singulière, qui ne soit pas déterminée ou conditionnée par l’un de ces cycles. Elle est soudaine, imprévisible, irrationnelle, sans relation ni avec les obligations de la vie ni avec les contraintes de la morale ou du contrat. 

Comme exemple d’événement digne de ce nom, je vais citer Passe montagne (Jean-François Stévenin, 1978). Serge (mécanicien) et Georges (architecte) n’avaient aucune raison de se rencontrer. Le premier était dans son garage du Jura, le second est tombé en panne à proximité du premier. Il se trouve qu’ils se sont croisés dans une station d’autoroute, et que Serge a proposé à Georges de venir chez lui, dans son trou perdu, pour réparer la voiture. Chacun était engagé dans ses propres cycles, avec rendez-vous d’affaires (pour Georges), petits trafics (pour Serge) et querelles de famille (pour les deux). Il n’y avait aucune raison pour qu’ils sympathisent, pour qu’ils partagent des repas, pour qu’ils dorment sous le même toit, pour qu’une complicité s’instaure autour d’un projet improbable, une maquette, un objet volant, un oiseau de bois, à construire dans une combe, au fond d’un bois. Ils marchent ensemble, ils s’égarent, ils croisent d’autres personnes, et finalement ils l’accomplissent, ce projet. L’aventure était hautement improbable, voire impossible, et précisément pour cela (l’absence totale de justification), leurs personnalités sont affectées, leur vie est bouleversée. Les cycles ne seront plus jamais les mêmes.

Un contre-exemple se trouve dans le film de Martin Scorsese, After Hours (1985). Un soir, après le travail, Paul, informaticien, rencontre par hasard la jolie Marcy dans un bar. C’est l’occasion de lui rendre visite chez elle, à SoHo, un parcours inhabituel pour lui qui se transforme en une série de catastrophes : un billet de 20 $ qui s’envole, plus d’argent pour payer le taxi ou le train du retour, Kiki la copine de Marcy qui s’endort, Marcy qui se suicide, la perte de ses clefs qui restent chez Tom, petit ami de Marcy, une serveuse qui lui en veut, une vendeuse de glaces qui le prend pour un cambrioleur, etc. Chaque fois, il se sent responsable, coupable, il doit reconnaître une faute qu’il n’a pas commise. Entièrement dépendant de ce cycle de la dette et de la réparation, il est dans l’incapacité de réagir ou de prendre une décision. Sidéré, paralysé, il est transformé en statue inerte jetée d’une camionnette devant la porte de son bureau. La circularité du film renvoie à l’absence de véritable événement. Le vécu de cette folle nuit ne le change en aucune façon.

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