Touch of Evil (La Soif du Mal) (Orson Welles, 1958)

Le mal surgit quand la chaîne des promesses, des dettes, des reconnaissances et des représailles s’altère, se dérègle, se disloque

Le méchant du film s’appelle Hank Quinlan, c’est Orson Welles lui-même qui l’incarne. Il est flic depuis trente ans, le dérèglement a commencé il y a une quinzaine d’année, quand sa femme est morte étranglée1. On ne connait ni les circonstances de ce meurtre, ni celles du moment où sa jambe droite a été fracassée pour sauver la vie de son assistant Pete Menzies, qui depuis ne l’a jamais quitté. Ces événements qui touchent à sa famille et son corps ont déstabilisé son éthique de policier. Le but de l’homme n’est pas de s’enrichir, puisqu’il habite un petit ranch où il n’élève que des dindons, son souci est l’exemplarité, le prestige. En se présentant comme un détective exceptionnel, peut-être le meilleur de toute l’Amérique, il a prétendu que sa jambe abîmée lui procurait une intuition singulière, quasi-mystique, mais la vérité était toute autre : il cachait des preuves, en fabriquait de toutes pièces afin de livrer les coupables à ce qu’on nommait encore la justice – qui par ses soins aurait pu être surnommée l’injustice – bien qu’il lui arrive de ne pas se tromper (c’est le cas dans le présent film, par pur hasard). Il a lutté contre son alcoolisme, son addiction à la prostitution par une autre addiction : au succès. Il a réussi à faire croire à son talent alors qu’il multipliait les manœuvres, les calculs et même les crimes. Prétendant faire le bien, il était devenu entrepreneur du mal. Miguel Vargas, le bon policier mexicain, interprété par Charlton Heston (oui, le grand défenseur futur de la NRA2, ça ne s’invente pas) l’a cru corrompu. Il l’était effectivement, mais pas par appât de l’argent, il n’avait plus que la reconnaissance pour survivre. Son histoire ne situe pas l’origine du mal dans la violence ni la pulsion de destruction, mais dans une ambition professionnelle qui l’oblige aux compromis honteux, à la fraude organisée. Le mobile du mal est le positionnement dans la communauté. Tous les moyens sont bons pour prouver son efficacité, sa toute-puissance. Pour protéger sa crédibilité, dissimuler ses défaillances, Quinlan s’enferme dans le mensonge et la tricherie. Pour entretenir l’illusion du bien, il est prêt à toutes les instrumentalisations, tous les exercices. Il s’agit pour lui de respecter, à tout prix, sa promesse. Tout ce qui va dans ce sens est son allié, et tout ce qui se met sur sa route son ennemi. Pris dans cette logique, plus rien ne peut l’arrêter.

C’est une histoire de frontière : entre deux pays, deux hommes, deux addictions (alcool ou réussite), et bien sûr entre le souci du bien – qui fait parfois retour – et la fatalité du mal, omniprésente. Les deux policiers passent leur temps à franchir des postes douaniers plutôt mal gardés entre le Mexique et le Texas et réciproquement, avec une frontière réputée poreuse sur des centaines de kilomètres (on ne pouvait pas imaginer, à l’époque, les murs trumpistes). Tout est fait pour laisser entendre que cette frontière est une supercherie, une illusion, comme l’opposition bien/mal qui n’est que le masque de la continuité. Il en va de même pour la question de l’amour : entre l’amour légitime, conjugal, du couple Vargas, et l’amour illégitime, obscur, de Tanya la voyante tenancière de bordel (interprétée par Marlene Dietrich, dont c’est le dernier rôle), et Quinlan le flic en déchéance (Orson Welles lui-même), il y a à la fois contraste et continuité. Les premiers s’embrassent en public, mettent en scène leur cohésion, tandis que les seconds se cachent et ne se retrouvent que dans la mort. Il s’agit pourtant, dans l’un et l’autre cas, de relation amoureuse. C’est au spectateur de l’interpréter, de se demander lequel est le véritable amour.

Pris dans un enchaînement de dettes et de rétorsions, les « méchants » (Quinlan, Menzies et Gandri) se punissent eux-mêmes par la plus grave des punitions : la peine de mort. La même « autopunition » est réitérée chez Welles dans plusieurs ouvrages dès La Dame de Shanghai (1947) où le couple Bannester, l’avocat George Grisby et l’escroc Sidney Broome se massacrent mutuellement, tandis que Michael O’Hara, interprété par Orson Welles, sauvera sa vie. Le monde est fait de calculs sordides, de combines extravagantes et criminelles, de violences illégitimes à travers lesquelles les individus comme Joseph K dans Le Procès (1962) passent sans les comprendre. Le personnage principal du film pourrait être Pete Menzies, qui fait exception. Il craque, avoue sa culpabilité, voudrait effacer le mal mais la grande machine est en marche, il faudra qu’il meure lui aussi. Le titre anglais du film, Touch of Evil, évoque l’effleurement du mal, le frôlement. S’il suffit d’en approcher pour être contaminé, le couple innocent n’a pas de substance. Miguel et Susan Vargas ne sont que des spectres de stars, Charlton Heston et Janet Leigh à peine déguisés en ombres innocentes. Susan n’est pas violée, elle ressort indemne, vivra sa vie d’épouse dans la voiture décapotable blanche du policier victorieux. 

La dernière réplique du film, sur un pont sordide qui surplombe un puits de pétrole, est prononcée par Tanya à propos de Quinlan : “He was some kind of a man. What does it matter what you say about people ?” (« C’était un homme, c’est tout. À quoi bon parler des gens ? »). Au fond, dit-elle, peu importe ce qu’il a fait, puisque contrairement à Vargas c’était un être exceptionnel, un de ces hommes qui ne se soumettent pas à la loi car ils la font. Vargas ne fait qu’appliquer les règles courantes, tandis que Quinlan ne reconnait que ses propres règles. C’est ce qui le rend, selon Tanya, plus digne d’être admiré, d’être aimé. Il est l’équivalent d’Orson Welles au cinéma, qui lui aussi invente ses propres règles de montage, de plongées et contre-plongées, etc. Le cinéaste d’exception rend hommage au policier d’exception. L’homme persécuté pour sa singularité par les dirigeants de la compagnie Universal prête ses traits, son corps boursouflé, mal rasé, au policier renégat qui a cru pouvoir retourner à son profit les ruses et manigances du bon détective.

  1. Le thème des femmes innocentes qui meurent à cause des aventures de leur compagnon est inépuisable. On le retrouve par exemple dans le film de Darren Aronovsky Caught Stealing (2025). ↩︎
  2. National Rifle Association : défense du droit à s’armer. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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