Orwell, 2+2=5 (Raoul Peck, 2025)

La police de la pensée décrite par Orwell n’est plus nécessaire, car désormais la société s’en charge avec une efficacité inouïe, tant globalement qu’au niveau le plus singulier

C’est un film qui rassemble différents genres, pas vraiment un biopic puisque l’essentiel des textes à la première personne lus par l’acteur Damian Lewis sont issus de l’essai d’Orwell Why I Write (Pourquoi j’écris) (1946), pas vraiment un documentaire car c’est un film engagé qui se sert des écrits pour affirmer une position, pas vraiment un essai car c’est plutôt une série d’aphorismes et de citations, pas vraiment un ouvrage militant car les recommandations finales sont assez vagues – mais c’est aussi tout cela à la fois, quelque chose qui pourrait être comparé à un film de Jean-Luc Godard s’il y avait aussi une part de fiction. Or il n’y en a pas, ce qui pose quelques questions car le film rabat la fiction orwellienne, extraordinairement inventive, plus particulièrement son célèbre roman publié en 1948 1984, sur un montage largement composé de photographies et d’extraits d’archives qui fonctionnent comme des preuves, des démonstrations, alors que ce ne sont que des analogies. Orwell pensait que la fiction était plus pertinente que le journalisme, et Raoul Peck fait l’inverse : il montre des images d’archives pour illustrer la vérité de la fiction. On ne peut pas dire que le résultat soit très original, car il ne fait allusion qu’à des événements connus – entre pendaisons de nazis (1946), occupation du Capitole le 6 janvier 2021, invasion de l’Ukraine ou destruction de Gaza. Personne n’ignore que les fake news d’aujourd’hui et les rodomontades trumpistes ressemblent aux slogans imposés par le Parti dans le roman d’Orwell : La guerre, c’est la paixLa liberté, c’est l’esclavageL’ignorance, c’est la force. Nous n’avons pas besoin de Ministères de la Paix, de la Vérité, de l’Amour et de l’Abondance pour être intoxiqués par les réseaux ou leurs émanations. Or c’est justement cela qui nous interpelle dans le film de Raoul Peck. Ce qui, dans les années 1940, était organisé par l’État et les partis politiques est aujourd’hui pris en charge par les réseaux sociaux, les influenceurs, les podcasts, Google, l’IA, etc., avec une beaucoup plus grande efficacité car nous nous connectons volontairement à ces sources qui s’adaptent à nos demandes, notre personnalité et nos besoins, ce que Big Brother aurait sans doute été incapable de faire. Elles prennent en charge à la fois notre intimité, nos idées et les informations de tous ordres qui nous sont diffusées, pour ne pas dire inoculées (à la façon du bacille de Koch montré avec insistance : Orwell en est mort). La comparaison proposée par Raoul Peck est à la fois extrêmement convaincante, car rien de ce qui arrive aujourd’hui n’était ignoré des chefs de l’Océanie, cette puissance impérialiste fictive dont parle Orwell, et lacunaire, car la réalité d’aujourd’hui apparemment moins violente est encore plus inquiétante que les dictatures d’antan – la servitude volontaire y atteint un degré inimaginable par les précédentes générations. George Orwell est allé aussi loin qu’il le pouvait, mais pas aussi loin que ce qui arrive.

1984 est le dernier texte de l’écrivain. Il l’a écrit dans l’île écossaise de Jura, morceau de nature sauvage à peine vivable, dans les intervalles que lui laissaient ses hospitalisations successives rendues nécessaires par la tuberculose dont il est mort, à l’âge de 46 ans, sept mois après la publication de son livre. Qu’est-ce qu’une fiction testamentaire ? Un legs dont nous avons le droit de faire ce que nous voulons, et Raoul Peck ne s’en prive pas. Il nous invite au débat, et c’est ce que nous pouvons faire, débattre. Prenons acte des caractéristiques nouvelles de la police de la pensée. Appuyée sur une formidable machinerie, elle déborde de très loin la politique ou l’idéologie. On peut abattre un régime, mais on voit mal comment on pourra abattre une telle montagne de technologie qui envahit toute la société, jusqu’aux gestes les plus quotidiens. D’ici peu, l’IA sera capable de pénétrer le moindre des recoins. Elle n’a pas besoin de l’aide de l’école puisqu’elle est l’école, elle n’a pas besoin de l’aide de la police puisqu’elle est la police, elle n’a pas besoin de l’aide de la loi puisqu’elle est la loi. Comme le laisse entendre Pierre Bourdieu dans un passage du film, les élus, les penseurs, les influenceurs, les journalistes, les cinéastes et même aussi les artistes ne seront que ses marionnettes, puisque c’est en elle qu’ils trouveront leurs ressources. Comment résister ? Comment sortir de cette emprise ? « Mon principal espoir pour l’avenir, c’est que les gens du commun n’ont jamais abandonné leur code moral » dit la voix d’Orwell. 

Raoul Peck propose une double réponse :

  • la plus classique : des manifestations de rue, des protestations, des combats politiques, des controverses, des dénonciations. Il en faut, mais « On ne pourra jamais détruire le système de l’intérieur » dit encore Orwell. Or ces actions sont prévues, calibrées, intégrées à l’avance.
  • alors d’où peut venir l’extériorité ? Entre les extraits de textes écrits par Orwell, les extraits de films adaptés de 1984 (Michael Anderson 1956, Michael Radford 1984) ou de La Ferme des Animaux, Raoul Peck intercale de nombreux visages qui nous regardent. Il y en a de tous les pays, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, blancs ou racisés, bruns, blonds, roux, chez eux ou dans la rue, souriants ou tristes, méditatifs ou inquiets, etc. Ce sont ces gens, ces personnes, avec chacun sa singularité, son regard différent, qui sont la véritable extériorité du système.

L’imagerie des grandes manifestations populaires, des actions collectives, largement déployée dans le film, ne suffit pas. Il faut que chacun soit personnellement impliqué dans sa résistance à la police de la pensée. Un mouvement de masse qui écrase les individualités finit par utiliser les mêmes méthodes, aboutir au même résultat que les pouvoirs en place : confirmer l’emprise. Les visages au contraire nous intiment l’ordre de respecter la vérité de chacun. Le film témoigne de la persistance d’un ordre abstrait dans lequel les individus ne parlent pas. C’est ce qui donne cette impression de militantisme, de généralités déjà entendues, tristement banales. La vraie question posée après avoir vu le film, c’est : comment rendre aux muets la parole ?

En utilisant exclusivement ses propres mots pour raconter la vie d’Eric Arthur Blair de sa naissance en Inde, son appartenance à l’ « Upper middle class », ses études au collège d’Eton, son engagement à l’âge de 18 ans dans la police impériale en Birmanie, son rejet de l’impérialisme anglais puis sa déception devant les querelles politiques de la guerre d’Espagne, la mort de sa première femme Eileen, l’adoption de son fils Richard, son installation à Barnhill dans l’île de Jura, l’écriture de son dernier roman quand la maladie était sur le point de l’emporter, le film associe les grands combats idéologiques et politiques à la plus singulière des individualités. Si Orwell a pu, malgré son ascendance et son milieu, en arriver à écrire 1984, alors n’importe qui, tout le monde peut à son tour se déprendre d’un système où l’on peut finir par croire que 2 + 2 = 5.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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