Les Mystères d’une âme (Georg Wilhelm Pabst, 1926)

Un film muet qui, par excès de pédagogie, refoule ce qui, à même le cinéma, mobilise l’inconscient

Deux pionniers de la psychanalyse, les docteurs Karl Abraham et Hanns Sachs ont collaboré au scénario, inspiré de fait réels comme l’indiquent les deux cartons du début : En chaque être sommeille des désirs et des passions que la « conscience » ignore. Aux heures sombres de conflits psychiques, ces pulsions inconscientes tentent de s’imposer. pareilles luttes donnent naissance à d’énigmatiques troubles que la psychanalyse s’attache à élucider et à guérir, et : Entre les mains des médecins dotés d’une « formation psychanalytique », les théories du professeur Sigmund Freud constituent un important progrès en vu du traitement de pareils troubles psychiques. Ce film s’inspire de faits réels. Il ne présente aucune digression majeure quant à l’histoire de la maladie.

Alors qu’un meurtre vient d’avoir lieu dans son quartier, le professeur M., un chimiste, apprend que le cousin de sa femme va revenir en Allemagne après un long séjour en Inde. Cet événement déclenche un cauchemar dans lequel il croit tuer son épouse – un rêve qui manque de se transformer en réalité. Terrifié par son propre geste, le professeur quitte précipitamment le domicile conjugal et se réfugie chez sa mère, qui lui conseille de consulter un psychanalyste. Pendant la cure avec le Dr Orth, il réussit à rassembler des fragments de souvenirs : une phobie des couteaux associée à une pulsion criminelle, elle-même liée à un traumatisme enfantin.

Film d’une merveilleuse cohérence formelle, parfaitement maîtrisé. Comme l’écrit un critique, sa technique est « plus que parfaite, impressionnante, une technique de laboratoire, calcul pur »1. Mais cette perfection dans la structure a pour corrélat une mise en scène et des personnages assez conventionnels : la maison bourgeoise du professeur viennois, ses assistantes (jeunes et jolies), son épouse, le cousin de l’épouse, le psychanalyste, etc. Aucun de ces personnages n’a une vraie personnalité. Ce sont des types, des clichés, et le rêve lui-même est plutôt un rêve-type qui cumule les caractéristiques du rêve en général. 

Ce film est le premier d’une longue série qui met en scène la psychanalyse. On peut, pour le situer, remonter aux débuts de la relation de Freud avec le cinéma.

  • en août 1909, Freud part pour les Etats-Unis à l’invitation de la Clark University. Entre autres loisirs, il assiste à une séance de cinéma à New York – peut-être la première fois de sa vie qu’il va au cinéma. Il y voit un film où abondent les poursuites (Buster Keaton ou Charlie Chaplin) qui lui laissera peu de souvenirs et dont il tire peu de plaisir (dit-il), contrairement à Ferenczy, qui l’accompagne.
  • en décembre 1924, Samuel Goldwyn, de passage en Europe, essaie de rencontrer Freud pour lui proposer un film consacré aux histoires d’amour célèbres, depuis Antoine et Cléopâtre. Freud refuse catégoriquement et n’accepte aucune rencontre avec Goldwyn, une rebuffade qui fait sensation à New York.
  • début 1925, Randolph Hearst (le modèle probable d’Orson Welles pour Citizen Kane) lui offre « n’importe quelle somme de son choix » pour venir psychanalyser deux meurtriers qui ont défrayé la chronique américaine. Nouveau refus – Freud prétextant la maladie.
  • Freud publie, en janvier 1925, sa Note sur le bloc magique. En choisissant ce modèle, il privilégie une machine d’écriture susceptible de garder indéfiniment, en réserve, des traces invisibles, par rapport aux modèles optiques ou linguistiques qu’il avait pu retenir auparavant. A noter que, parmi ces modèles, la caméra n’a jamais été envisagée – et pourtant elle aussi, à sa manière, elle garde des traces infinies en réserve.
  • le 9 juin 1925, Freud répond à une lettre que Karl Abraham lui a envoyée deux jours plus tôt, lui demandant son autorisation pour accepter la proposition de Hans Neumann, directeur du département culture des studios UFA, installés à Berlin-Tempelhof, pour la réalisation d’un film de vulgarisation de la psychanalyse. On est en plein âge d’or du muet, et les plus grands réalisateurs travaillent pour ce studio, de Fritz Lang à Ernest Lubitsch, de Friedrich Murnau à Paul Wegener, etc. Abraham est manifestement favorable à cette proposition. Son principal argument est que si eux-mêmes (les vrais psychanalystes) ne participent pas à la réalisation d’un tel film, d’autres le feront. La réponse de Freud n’est pas complètement négative, mais très réservée. Voici un passage de sa réponse : « Ma principale objection reste qu’il ne me paraît pas possible de faire de nos abstractions une présentation plastique, qui se respecte tant soit peu. Nous n’allons tout de même pas donner notre accord à quelque chose d’insipide. M. Goldwyn était suffisamment intelligent au moins, pour s’en tenir à l’aspect de notre objet qui supporte très bien une présentation plastique, à savoir l’amour »
  • le 18 juillet 1925, travaillant sur le scénario avec Hans Sachs, Abraham écrit à Freud qu’il croit avoir réussi à « rendre figurables mêmes les choses les plus abstraites ». Les mois suivants, il continue à y travailler, sans y associer Freud.
  • le 14 août 1925, Freud écrit à Ferenczy à propos des Mystères d’une âme: « On ne peut éviter le film, semble-t-il, pas plus que les cheveux taillés à la garçonne, mais quant à moi, je ne me les laisserai pas couper et je ne veux personnellement rien avoir à faire avec ce film ». Les cheveux à la garçonne renvoient à la coiffure que l’actrice américaine Louise Brooks popularisera, notamment dans d’autres films de Pabst. Cette expression est intéressante, car elle montre que la question du cinéma n’est pas dissociée d’une lutte pour le pouvoir. Freud ne veut pas « se les laisser couper », au moment où Abraham prend une certaine autonomie et lui reproche ses erreurs, à propos de Jung ou de Rank. Il tourne en dérision un certain rapport féminin à l’esthétique, qui lui semble relever de la séduction (Lacoste, ibid, p71).
  • le 25 décembre 1925, Abraham meurt. Hanns Sachs collabore à la réalisation du film jusqu’à la fin et écrit même, semble-t-il, une monographie explicative. Commentaire de Patrick Lacoste : « Dans les derniers temps, Abraham éprouvait les plus grandes difficultés à parler (le souffle manquait). Freud commençait à être gêné pour articuler les sons. La réalisation d’un film muet provoqua leur dernier différend » (ibid, p74).
  • La première a lieu le 24 mars 1926, en présence d’Ernest Jones, le biographe de Freud. Celui-ci n’en a pas gardé un bon souvenir, mais la critique berlinoise est très positive. 

Dans son livre L’étrange cas du professeur M. (Gallimard, 1990), Patrick Lacoste fait observer que le film de Pabst, Le mystère d’une âme, présente la caricature d’une régression. Il montre les symptômes d’une névrose, mais « ne réussit pas à traduire ce qu’est le transfert dans la névrose ni dans la cure analytique. Rien ne dit que montrer ce transfert aurait été possible ou même souhaitable : si le cinéma pouvait prétendre figurer les concepts, il ne pouvait espérer présenter ce qui relève uniquement de la cure de parole, sous peine d’abandonner son propre principe d’intelligibilité » (p49). Le scénario décrit un souvenir d’enfance, mais ignore complètement le transfert, qui est le moyen par lequel la cure analytique opère. Ce souci pédagogique est l’un des risques du cinéma, mais il y en a beaucoup d’autres : transformer l’histoire en fiction, faire primer les images sur la parole, déformer les pratiques effectives de la psychanalyse (ce qui pourrait finir par tromper le public), substituer à la transposition écrite du psychanalyste une métaphore visuelle, pulsionnelle, qui résiste à l’analyse, etc. Même à partir de l’avènement du parlant au cinéma en 1927, très peu de temps après Les mystères d’une âme, écrit Patrick Lacoste, le parlant au cinéma n’est jamais définitivement acquis (p59). Pabst a déclaré que ce qui compte pour lui, au cinéma, c’est l’image; or, même quand elle évoque des images, la cure est avant tout une expérience de parole. 

Ce qui est significatif dans l’objection freudienne, c’est qu’elle porte « sur l’image qu’on allait donner de la théorie, avant toute autre considération » (Lacoste, ibid p78). Comment un film muet, descriptif, perceptif, pourrait-il avoir la même valeur qu’une construction théorique ? Comment une mise en scène qui mobilise les organes des sens, pourrait-elle saisir ce que la « science » seule peut traduire en langage ? Comment soutenir la possibilité d’une figurabilité des concepts, cet oxymore ? Comment montrer en public, dans une salle de spectacle, les mystères d’une âme, ses secrets les plus privés, les plus inviolés ? À toutes ces questions, on peut répondre d’un mot : c’est impossible. Il y a pourtant un point commun entre la construction théorique de la psychanalyse et le cinéma, c’est que l’un et l’autre se pose, chacun à sa manière et avec sa technique propre, la question du « figurable » (ibid p125). Si toute image est aussi un souvenir-écran, toute image révèle autant qu’elle cache, toute image contribue à l’énonciation comme au refoulement. 

En 1939, Walter Benjamin faisait remarquer que, si la psychanalyse ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel, le cinéma ouvre l’accès à l’inconscient visuel. C’est justement ce lien, ce parallélisme, qui est évité par Les mystères d’une âme. En cumulant le contrôle admirable qu’exerce Pabst sur les images du film et le souci pédagogique d’Abraham et Sachs, on aboutit à faire de chaque plan un élément dans une démonstration. Cette dimension rhétorique, qui pourrait satisfaire un enseignant, aboutit à vider le film de tout contenu inconscient. Que reste-t-il en effet de l’inconscient du réalisateur, des scénaristes et même des acteurs ? Que reste-t-il du patient de Freud (éventuellement L’Homme aux rats) dont les obsessions auraient servi de modèle pour certains détails ? Le jeu impressionnant de Werner Krauss est mis au service d’une maîtrise idéale de la construction psychanalytique.

On pourrait comprendre la réticence de Freud devant un film qui parle de psychanalyse en évitant soigneusement la question du transfert (et du contre-transfert), un film essentiellement démonstratif et pédagogique, où la psychanalyse n’est jamais en acte, performative. Mais Freud qui, très probablement, n’a jamais vu le film, avait lui aussi un point de vue de pédagogue. Il s’inquiétait du caractère inadéquat de la présentation plastique pour présenter ses idées, et c’est l’inverse qui se produit : la présentation des idées est trop adéquate. Quand tous les (petits) secrets sont éventés, il n’y a plus de secret, et plus d’inconscient. Certes quelque chose revient par le biais de l’œuvre, autre chose, sans rapport avec les intentions des protagonistes. Mais cela n’a peut-être rien à voir avec la psychanalyse.

Dans la filmographie de Pabst, ce film se situe entre La Rue sans joie (1925), un des premiers rôles de Greta Garbo, qui contient le nom de Freud dans son titre allemand (Die Freudlose Gasse), et trois films parfois décrits comme une « suite freudienne », Crise (1928), dit aussi Le désir (Abwege en allemand), Loulou (1928), avec Louise Brooks, dit aussi La boîte de Pandore (Die Büchse der Pandora), Trois pages d’un journal (1929), avec Louise Brooks, dit aussi Le journal d’une fille perdue (das Tagebuch eine Verlorenen). Cet homme ambigu, instable, aussi joyeux que désespéré, a combattu les nazis avant de les soutenir. Il a mis en scène la psychanalyse sans rien changer à son style classique, dans un cadre moral soigneusement préservé où la question du plaisir est évitée, l’érotisme réduit au minimum, l’ambivalence à l’égard de l’objet sexuel transformée en rivalité masculine, et la phobie des instruments tranchants détachée de la crainte de castration. Sans doute les psychanalystes Karl Abraham et Hanns Sachs, co-auteurs du scénario, ne sont-ils pas pour rien dans ces atténuations. Sans doute fallait-il présenter un film acceptable pour la bourgeoisie viennoise. Mais il ne reste finalement de la psychanalyse qu’un ensemble de techniques où les pulsions sexuelles sont rabattues sur le désir d’enfant. Trois ans après la publication par Freud d’Au-delà du principe de plaisir, la pulsion de mort prend l’aspect traditionnel d’un désir de meurtre.

  1. (Antonio del Amo, Histoire universelle du cinéma, 1945, cité par Patrick Lacoste, p26). ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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