À l’intérieur (Vasilis Katsoupis, 2023)

Enfermé dans un lieu clos, hors-monde, inhabitable, il le transforme en déchetterie où il s’auto-détruit.

Le personnage s’appelle Nemo, un nom qui peut signifier personne en latin et démultiplie les allusions, entre Jules Verne (Vingt mille lieues sous les mers, 1870) et le studio Pixar (Finding Nemo, 2003)1. S’il n’est personne en particulier, il peut être aussi n’importe qui, d’ailleurs le film ne révèle presque rien de son histoire personnelle2. Interprété par Willem Dafoe, un acteur qui démultiplie lui aussi les métamorphoses, il se trouve (comme nous autres humains, sur cette terre) en un lieu qui ne lui appartient pas. C’est un voleur (un parasite, comme nous autres) qui cherche à s’approprier un Autoportrait du peintre Egon Schiele auquel il ne s’intéresse guère, bien que cet autoportrait, planqué au bout d’un passage secret, puisse le représenter, lui. Enfermé, sans autres ressources que celles du lieu, sans que personne ne réagisse à ses appels au secours (pas même après avoir déclenché l’alerte incendie), avec comme seul interlocuteur le frigo qui ne chante qu’une seule chanson, Macarena, il n’a pas d’autre choix que de se nourrir avec ce qu’il trouve. Il cherche à s’échapper par le haut, par où il est arrivé, déposé par un hélicoptère3, mais ses efforts sont vains.

Cet appartement habité par un inconnu (un architecte, un collectionneur d’art, ou plus probablement un ploutocrate parti faire des affaires au Kazakhstan), plein de meubles design et d’objets d’art d’un prix inaccessible au commun, est aussi un lieu vide. En-dehors des œuvres, il n’y a rien avec quoi Nemo puisse s’identifier, rien qui puisse faire sens, rien qu’il puisse contrôler, pas même la température ambiante. Dans l’espoir de s’échapper ou par pur plaisir, il détourne les objets de leur fonction, et se rabat sur la seule chose personnelle qui lui reste : son carnet de croquis. Inversant le schéma apocalyptique, le film ne commence pas par la destruction, mais se termine par elle. Peu à peu tout y passe, y compris le corps de l’acteur, blessé, affaibli, brisé4. On peut supposer qu’à la fin son cadavre nu rejoindra le reste de l’appartement dans la destruction. Du tournage lui-même, dans lequel les objets du bel appartement sont peu à peu démantelés, il ne restera qu’un film, auquel on tentera vainement (comme nous) de donner un sens.

Ce film d’auteur est aussi un film de genre, film d’enfermement, film de survie (survival) à la Robinson Crusoë, film d’auto-destruction, suicidaire, apocalyptique, film d’ensauvagement où le héros solitaire mange les pâtes crues et se nourrit d’aliments pour animaux, et aussi autoportrait sans complaisance d’un sujet contemporain de la (post-)modernité dont on ne découvre l’image qu’au fond d’une étroite coursive, dissimulé aux regards. Il nous dit qu’un monde dépourvu d’ouverture est fini dans les deux sens du terme, spatial et temporel. Si le voleur a pu s’introduire dans cet espace si bien protégé, vidé de son eau et de son électricité, c’est que le monde extérieur était déjà, aussi, presque fini.

  1. En grec, « némô » signifie partager. En latin, c’est la contraction du mot latin « ne hemo » qui signifie personnepas un homme. Dans le langage maritime, le point Nemo est le point de l’océan le plus éloigné de toute terre émergée. Chez Jules Verne, le capitaine Nemo a construit le sous-marin Nautilus, pour pouvoir vivre sous la mer (une allusion à l’épisode d’Ulysse et Polyphème dans l’Odyssée où Ulysse, pour échapper au cyclope, lui donne un faux nom : Οὖτις / Oûtis qui se traduit par « Personne » en grec ancien). Chez Disney (Finding Nemo, 2003), Nemo est un poisson handicapé par une nageoire atrophiée, qui finit par libérer les autres poissons de leur captivité.  ↩︎
  2. S’il avait dû choisir trois choses à sauver si sa maison était en feu, il aurait pris son carnet de dessin, un album du groupe de hard rock AC/DC, et son chat Groucho, mais il n’aurait pas pensé à ses parents, ni à sa soeur. ↩︎
  3. Comme s’il se trouvait dans un sous-marin, cherchant à remonter à la surface. ↩︎
  4. Willem Dafoe a joué le jeu jusqu’au bout : il s’est laissé pousser les cheveux et les ongles, il est resté sale sans se laver les cheveux, il a perdu du poids. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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