Piaffe (Ann Oren, 2022)

Pour devenir soi, unique entre tous, laisser venir l’hybride dans son corps.

Eva1 doit remplacer Zara, un homme trans ou non-binaire plus âgé qu’elle2, qui vient d’être hospitalisé pour dépression, dans son métier de bruiteur (ou bruiteuse)3. Il faut qu’elle imite les bruits d’un cheval4 pour une publicité pharmaceutique sur un produit nommé Equilia, une substance anti-dépressive. On voit dans la publicité une femme tenter de communiquer avec un animal d’abord agressif, le dominer et faire corps avec lui, comme si la substance pouvait produire autant d’effet qu’un dressage. Triste, solitaire, introvertie, Eva lutte elle aussi contre la dépression. Espérant une aide, elle essaie de communiquer avec Zara, mais l’hopital lui ferme la porte. Parallèlement à ses tentatives de bruitage, elle travaille avec un botaniste qui utilise un vieil appareil des débuts du cinéma, un kinétoscope, pour étudier les mouvements des fougères. On peut voir les plantes s’ouvrir lentement, se déployer dans l’air, comme cela arrivera peut-être pour Eva. Pour se familiariser avec les bruits, elle se rend dans des écuries, où elle est impressionnée par le comportement des chevaux. C’est alors qu’une transformation se produit dans son corps : il lui pousse une queue de cheval, de plus en plus longue, qui déborde de ses vêtements5. Cette poussée la transforme, la rend plus audacieuse. Elle va danser dans une discothèque, boit de la vodka, applique sur ses lèvres un rouge agressif qui lui permet d’exprimer son désir pour le botaniste. Celui-ci repère la queue de cheval et acquiesce, mais à la manière fétichiste : il attache Eva et caresse voluptueusement la queue de cheval. Il se sert du bouquet de fleurs rouges apporté par Eva pour la bâillonner, en enfonçant une tige dans sa gorge. Eva se prête à ces scènes de domination, mais ce n’est pour elle qu’un jeu de rôle. Elle rejette toute relation affective. Quand le botaniste lui dit qu’il l’aime, elle le quitte – une façon d’affirmer son pouvoir sur lui.

La « chevalisation » d’Eva est présentée comme une initiation sexuelle ou pansexuelle, élargie à la différence de genre, à l’animalité. La jeune femme peut laisser son corps agir, résonner comme un autre soi-même, un centaure féminin, sensible aux rythmes et aux couleurs environnantes. Sa fragilité, sa plasticité, autorisent toutes les contaminations. La queue de cheval plantée au-dessus de ses fesses entre en résonance avec celle de ses cheveux6, ses chaussettes blanches ressemblent aux sabots du cheval, elle peut imiter le bruit des sabots avec différents objets. Au moment où elle boit à la paille, le cheval urine et, last but not least, la queue se transforme en instrument de puissance, en phallus féminin7. À ces rapprochements s’ajoutent d’autres développements : Zara n’est autre que son frère (ou sa soeur), ce qui instaure une relation ambiguë, un parfum d’inceste; le jeu des regards et les clignotements d’image inscrivent dans le film une méta-représentation du cinéma lui-même. Tout est fait pour que s’ajoutent à la trame du film d’autres mises en abîme, d’autres métaphores, métonymies ou suppléments, qui le prolongent à l’infini. Cette ambition, en contraste avec la fragilité du personnage, peut sembler excessive. Il en va ainsi de l’hybridation : on ne peut jamais la maîtriser.

Il faut cette hybridation incontrôlable, venue de l’extérieur, pour que la timide Eva se distingue de toutes les autres femmes, de toutes les autres « Eve ». Elle quitte son statut de timide adolescente, de jeune femme en devenir, une catégorie connue, familière, pour devenir unique, singulière. 

  1. Interprétée par Simone Bucio. Comme le dit Laura Saab dans Another Gaze, elle ressemble à une jeune Charlotte Gainsbourg qui, soumise, jouerait dans un film de Catherine Breillat.  ↩︎
  2. Interprété par Simon(e) Jaikiriuma Paetau, un artiste effectivement non-binaire. ↩︎
  3. Définition du dictionnaire : « Celui qui est chargé d’imiter, par divers procédés, les bruits de la vie quotidienne, souvent pour accompagner une émission ou un spectacle » (en anglais foley artist). Ceux qui s’adonnent à cette profession vivent parfois des épisodes psychotiques, à cause de la charge sensible excessive qu’ils doivent supporter. ↩︎
  4. En allemand, le mot piaffe, d’origine franco-italienne, signifie « le mouvement du cheval sur place au rythme du trot » (l’animal piétine, il piaffe en attendant de partir). ↩︎
  5. En tant qu’artiste, la réalisatrice Ann Oren pratique le « cosplay » (se déguiser en personnage de film ou de bande dessinée). ↩︎
  6. Cheveux/chevaux. ↩︎
  7. Freud interprète le fétichisme comme une recherche inconsciente du phallus maternel. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *