Bleu Remix » (Yann Marussich, 2007)

Le pharmakon s’exhibe

Yann Marussich, enfermé dans une boîte en plexiglas, est exposé aux regards. Mis à part les mouvements biologiques irrépressibles de ses organes vitaux, il est immobile. Il a chaud, il sue. De son corps suinte la sueur, mais aussi d’autres liquides : bave, morve et larmes. On ignore ce qu’il a absorbé et comment il s’y est pris, mais on ne peut pas ne pas voir que ça coule. D’ailleurs c’est cela, le fait que ça coule, qui est l’essence de ce qui, pour nous, est un spectacle. Nous sommes venus pour ça. Nous, nous n’avons pas absorbé l’étrange produit chimique qui bleuit sa sueur. Nous ne nous sommes pas enfermés volontairement dans une boîte surchauffée. Nous ne sommes pas nus. Nous n’avons pas à avoir honte de regarder, car nous sommes invités à le faire, nous sommes là pour ça. Nous faisons ce qu’on attend de nous. Mi-gênés, mi sceptiques, nous constatons que tous les liquides exsudés sont bleus, d’un bleu qui n’a rien de naturel et évoque plus Yves Klein que le ciel de la Méditerranée. Ce n’est pas rouge comme le sang du Christ, c’est bleu comme une substance picturale. Aucune plaie ne marque ni ne blesse son corps. Il n’y a rien de magique ni de spirituel dans sa posture : nous savons qu’il a été aidé par des médecins, que son acte a été rendu possible par quelque connaissance médicale ou scientifique. Il n’est pas différent de nous. Il est dans la situation d’un malade auquel on aurait fait absorber un produit colorant, sauf que le but poursuivi n’est pas un diagnostic, mais l’exposition même. C’est comme si on arrêtait un examen médical au milieu, sans attendre le résultat. La colorisation n’a pas de but utilitaire : elle est seulement là pour nous troubler, nous fasciner.

En général, quand des substances sont expulsées du corps, c’est parce qu’elles contiennent des déchets ou des éléments toxiques dont il faut se débarrasser. Ces choses là sont dangereuses, instables. Elles viennent en plus, en trop. Par le dégoût qu’elles suscitent (l’odeur de la sueur, la consistance de la morve, les écoulements de bave, l’acidité de l’urine), elles nous font savoir qu’elles sont indésirables. Nous sommes programmés pour réagir au quart de tour. Ces trucs-là nous écoeurent, et même les mots qui les désignent nous sont désagréables. Mais dans la performance de Yann Marussich, les substances ne se manifestent ni par nécessité biologique, ni par accident, ni par maladie, mais volontairement. Elles ne sont pas physiques ou chimiques, elles sont porteuses de sens. Elles ne s’imposent pas à la vue par leur soudaineté ou leur imminence, comme il arrive devant des réactions incontrôlables. Elles ont été planifiées, et tout un dispositif est en place pour qu’elles soient regardées. Plus étrange encore, par certains aspects, nous les trouvons belles. Elles n’entraînent chez nous aucune action, aucun geste de recul, mais un jugement. « C’est intéressant » dit l’un. « Quelle épreuve! » dit l’autre. « Mais comment fait-il ? » demande la troisième. Nous nous comportons comme devant une oeuvre d’art : chacun ses goûts.

Il faut dire que la situation est plutôt bizarre. Nous devrions normalement nous tenir à l’écart par répugnance ou simple pudeur, mais c’est l’inverse qui se produit. Notre curiosité s’aiguise, nous nous approchons tout près de ce corps suintant. Le mot de « performance » possède une vertu magique : il neutralise des réactions physiques pourtant profondément ancrées dans notre être. Après tout, nous sommes spécialement venus pour ce spectacle. Le fait que nous ne nous trouvions pas dans un lieu quelconque, mais dans un espace estampillé comme artistique, change tout. Il n’y a pas de danger sanitaire, pas de risque de contagion, et même la menace de ridicule ou de voyeurisme est conjurée. Il est inutile de se protéger contre ces secrétions indésirables, puisqu’elles sont désirées. Ces substances ne sont ni sales ni mauvaises, ces coulures ne sont pas la marque d’un relâchement ni d’une expérimentation sordide. Il n’y a pas de raison de se culpabiliser, puisqu’aucun interdit n’est transgressé. Le danseur ne se détruit pas, ne se mutile pas, il n’affronte aucune déchéance. Nous assistons à un exploit planifié, à la monstration d’un corps glorieux fait pour être contemplé. 

Enfin rassurés, nous pouvons laissons agir le dispositif. Les mots pour le désigner nous manquent, ceux dont nous disposons ne collent pas. Il faut sortir des critères habituels, des modes de raisonnement et des systèmes d’opposition qui nous sont coutumiers. Quelque chose surgit de ce corps vivant, quelque chose qui était tenu en réserve mais ne venait pas jusqu’à la lumière. Il arrive qu’on puisse franchir des limites sans braver aucun interdit. Ces limites ne sont ni celles du corps, ni celles d’une institution, ni celles du désir, mais celles qui fait que nous n’arrivons généralement à poser que les questions dont nous connaissons déjà les réponses. Et voici qu’un corps nous pose des questions auxquelles aucun père ne répond. Et voici qu’aucun discours préétabli ne donne les clefs de la scène.

Eh oui, ces coulures sont des couleurs au sens grec, des pharmaka c’est-à-dire des peintures qui peuvent servir au maquillage comme au déguisement. Même si le drame n’est pas un vrai drame, même si la scène n’est qu’une imitation, une inversion s’est produite. La peau sur laquelle nous pouvions régler notre regard le dérègle. Ce qui était à l’intérieur passe à l’extérieur, et ce qui était étranger envahit la surface, comme une infection. Une crise s’est déclenchée, qui a produit un autre genre de différenciation que celui auquel nous sommes habitués. Nous ne sommes plus complètement soumis au logos. Une surface s’est retournée. Nous étions bien en présence d’une oeuvre, c’est-à-dire d’un dispositif qui, pour un temps, empêchait le jeu habituel des distinctions bien ancrées dans la langue. Mais c’est déjà fini, il faut rentrer à la maison.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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