L’Argent (Robert Bresson, 1983)
La circulation de l’argent est a-morale, irrationnelle; ce ne sont pas les marchandises qui circulent mais la faute, sans souci d’équilibre, d’éthique ni de justice
En principe, l’argent est par excellence ce qui se calcule et ce qui sert au calcul. Dans ce film, c’est à peu près l’inverse – les conséquences de la circulation de l’argent sont incalculables. Il est vrai qu’il s’agit de fausse monnaie et de la circulation de faux billets de 500 F. Si l’on en reste au récit, la série d’événements malheureux n’est pas provoquée par la monnaie comme telle, mais par la fausse monnaie. Voilà qui semble rassurant, mais le titre du film est L’argent, l’argent en général, l’argent authentique comme le faux. Telle est la première équation scandaleuse du film : il n’y a pas de différence entre la vraie monnaie et la fausse. L’une et l’autre ont le même nom : l’argent, et l’une et l’autre sont délétères, détruisent les couples, les familles, les institutions, la justice. Ils conduisent le plus simple des hommes à devenir un criminel.
C’est un film rigoureux, très construit, qui cultive l’ambiguïté avec une rare efficacité. « Yvon, chauffeur-livreur dans une compagnie de fioul domestique, est injustement accusé d’avoir essayé d’écouler trois faux billets de 500 francs qu’on lui a refilés dans un magasin1. Il perd son emploi à la suite du faux témoignage de Lucien, vendeur dans la boutique. Pour gagner un peu d’argent, il participe à un braquage mais se fait prendre. Pendant son séjour en prison, sa fille meurt de diphtérie et sa compagne le quitte. Il tente de se suicider. Après sa libération, sous le prétexte de voler leur argent, il tue un couple d’hôteliers et assassine à la hache une famille qui l’avait hébergé; mais l’argent n’est pas véritablement son motif. Les meurtres sont gratuits, il ne les a pas accomplis pour s’enrichir, mais pour une sorte de fausse monnaie. Il décide, de sa propre initiative, de se rendre à la police. » Dans cette histoire, il n’y a pas que les billets qui soient faux, il y a aussi les relations humaines, la culpabilité, la loi, la justice. Une tromperie sur l’argent conduit à une tromperie sur la vie, comme si toute la structure symbolique du monde avait été perturbée, ou comme si le monde entier était fondé sur de la fausse monnaie. Dans la tricherie générale, les coupables ne sont jamais arrêtés. Tout est faux mais le film est vrai car il dit la vérité sur l’argent.
Quelle vérité ?
Un flux perpétuel, inexplicable et inarrêtable, fait circuler les biens, les personnes et les corps. Au début du film, on voit Norbert, le lycéen qui accuse son père de ne pas lui donner assez d’argent, feuilleter un album de photos de corps nus. « C’est beau un corps », dit-il. Les corps sont mis sur le même plan que les billets. Avec l’appui des parents, une transaction illicite permet au jeune homme de rembourser ses dettes, de renouer avec la circulation régulière de l’argent. Il faut que ça circule, qu’il s’agisse des personnes, des dettes, des objets, de la fausse monnaie ou des mains2, indépendamment des objectifs, des règles, de la loi et de la morale. Il faut que le cycle continue, qu’il se répète. Ce qui compte n’est pas le contenu de la vie, mais sa réitération. Dans cette circulation, toutes les valeurs se rejoignent et s’équivalent. Il n’y a plus de différence entre bien et mal, espoir et désespoir3.
D’un côté, la circulation de l’argent est systématique, mécanique, une sorte de machinerie qui fabrique de la dette, de la culpabilité; mais d’un autre côté il y a des moments de pure gratuité, qui échappent à cette circulation. C’est le cas de la scène où Yvon cueille des noisettes et les offre à la femme qui lui a dit : « Si ce n’était que moi, je pardonnerais à tout le monde », avant de l’assassiner; ou encore d’une discussion, en prison, avec son accusateur Lucien. Ces moments d’immédiateté, de pur présent, existent mais ne durent pas.
La fin du film est double. D’un côté, Yvon se rend à la police. Robert Bresson explique que cette reddition correspond au retour du bien, à un aveu, une confession, un rachat, une rédemption. Tout se passe comme si Yvon, un homme insensible aux trafics, appelait à lui la punition. On peut entendre cette thèse, mais le film ne s’arrête pas là4 : les clients de l’auberge qui assistent à l’arrestation ne suivent pas le fourgon des yeux, ils regardent le café vide dont Yvon vient de sortir5. Dans cette posture, toute transcendance est effacée, il n’y a plus rien. Le bien se retire avec Yvon dans le fourgon de police. Doit-on prendre cela pour une conclusion définitive ? De fait L’Argent est le dernier film réalisé par Robert Bresson à l’âge de 82 ans6. Ses efforts pour en réaliser un autre, plus tard, intitulé La Genèse, n’aboutiront pas – faute d’argent7. Le réalisateur n’a pas décidé que cette scène serait la dernière de son dernier film, mais il en est ainsi; comme ses personnages, il ne contrôle pas son destin. Tout se termine par le regard d’une foule dans un espace vide.
- Comme par hasard, il s’agit d’un photographe… ↩︎
- Comme dans Pickpocket, réalisé par Bresson en 1959, un quart de siècle plus tôt. ↩︎
- « Il n’y a pas d’espoir sans désespoir. Plus le désespoir a été lourd et terrible, plus l’espoir est grand » dit Bresson pendant la conférence de presse qui suit la projection de son film à Cannes. ↩︎
- La nouvelle de Tolstoï, Le faux coupon (terminée en 1904, trois ans après son excommunication de l’église orthodoxe), qui a inspiré Bresson, se termine par une série de conversions – une sorte d’épidémie de religiosité supprimée par le réalisateur français. ↩︎
- Comme si un autre criminel, un « vrai » criminel, allait en surgir, mais il n’y en a pas. ↩︎
- À noter que Le faux coupon est aussi la dernière nouvelle écrite par Tolstoï. Elle ne sera publiée qu’en 1911, un an après sa mort. ↩︎
- Le film L’argent a lui-même subi plusieurs refus du CNC pour l’avance sur recettes. Pourtant son scénario était prêt dès 1981. ↩︎