Smoke (Paul Auster et Wayne Wang, 1995)

On répare sans cesse les erreurs, les fautes ou les mensonges, mais quand survient l’irréparable, il est impossible de compenser, il ne reste que les pleurs

Le film commence par une amusante anecdote : comment évaluer le poids de la fumée qui sort d’un cigare ? Réponse : comparer le poids du cigare avant qu’il ait été fumé au poids des cendres et du mégot. La différence, c’est le poids de la fumée. Dans cette anecdote, la problématique du film est entièrement contenue : avant et après l’acte interdit (fumer), le poids total doit être exactement identique, ce qui implique de tenir compte de cet élément diaphane, sans forme, insaisissable, la fumée. Chaque acte (interdit) doit être exactement compensé, pour maintenir un équilibre parfait. Certes l’objet est transformé, le cigare initial n’existe plus, mais autre chose a été ajouté : le plaisir de fumer. L’équilibre n’est maintenu qu’au prix d’un déplacement, un changement. Après ce préambule qui est une sorte d’affirmation théorique, de schéma universel, le film passe à l’acte : 

  • l’écrivain Paul Benjamin1 (qui a raconté l’anecdote) échappe à un accident grâce à l’intervention d’un jeune Noir, qui se présente sous le nom de Rashid2. Il l’invite à boire un pot, et comme Rashid se prétend à la rue, lui propose de dormir chez lui quelques nuits. Acte malencontreux – dette – compensation – changement, c’est la première itération du schéma, il y en aura beaucoup d’autres. 
  • énervé par Rashid qui fait du bruit, Paul lui demande de partir. Rashid s’en va, mais il en résulte pour Paul un sentiment de culpabilité, qu’il compensera en faisant embaucher Rashid par son ami Auggie Wren3, propriétaire du bar du même nom4. On retrouve le même schéma : acte égoïste – remords – compensation – changement.
  • la tante de Rashid vient chercher le jeune homme pour le ramener à la maison. C’est une autre occasion pour Paul de se racheter, en aidant la dame à retrouver son neveu. Avantage corrélatif : il connait désormais son vrai prénom, Thomas.
  • Rashid entend dire que son père Cyrus Cole5, disparu il y a douze ans, a ouvert un garage pas loin d’ici. En se rendant sur place, il compense une autre faute, avoir quitté le domicile de sa tante sans la prévenir. Il est passé d’un lien familial à un autre (changement).
  • Rashid récupère une télévision que Cyrus voulait jeter et l’offre à Paul6 – compensation de la faute qu’il a commise par son mensonge. Paul peut enfin voir les matches de base-ball qu’il adore (changement positif).
  • Paul découvre 5000$ dans un sac en papier caché dans sa bibliothèque. Rashid explique qu’il a récupéré par hasard cet argent dans un hold-up, et que les gangsters sont à sa recherche. Cela justifie sa fuite du domicile de sa tante. Paul accepte de le reprendre chez lui. Le statut de Rashid est modifié.
  • Les gangsters arrivent chez Paul pour récupérer leur argent. Rashid se précipite à la police et sauve la vie de Paul, une deuxième fois. Compensation pour s’être servi de l’argent de Paul comme cachette, puis modification de la santé de Paul, le bras gauche entravé, comme celui de Cyrus.
  • Rashid fait perdre 5000$ à Auggie en mouillant ses cigares. Pour se racheter, il lui fait cadeau des 5000$ récupérés des gangsters. Compensation de la faute involontaire, du vol du vol.
  • Auggie refuse de soutenir son ancienne petite amie Ruby, qu’il n’a pas vue depuis 18 ans7, qui lui annonce que sa fille Felicity, qui est peut-être aussi la fille d’Auggie, est enceinte et dépendante de la drogue. Il compense cette grave faute en remettant à Ruby les 5000$ qu’il a récupérés de Rashid. Auggie ne perd rien, il pourra continuer à vivre de la même façon, mais Ruby est sauvée (changement).
  • Cyrus se considère puni par Dieu pour avoir provoqué la mort de son épouse, la mère de Rashid, en provoquant par son alcoolisme un accident de la route où il a perdu son bras gauche. En compensation, il retrouvera son fils Thomas (dit Rashid). L’échange ici n’est pas monétaire, mais émotionnel.
  • Auggie se sent mal à l’aise pour avoir volé un appareil photo à une vieille dame aveugle chez qui il a passé le soir de Noël. Avec cet appareil, chaque jour, il fait une photo du coin de rue où se trouve sa boutique. « C’est mon projet dit-il, l’œuvre de ma vie » – comme si la vieille dame aveugle lui avait fait le don le plus beau qui soit, la possibilité de créer une d’œuvre d’art8. Cet échange produit, en plus, la possibilité d’œuvrer.

Le film se termine par cette dernière histoire : un semblant de compensation parfaite, équilibrée, avec déplacement des positions et changement favorable. S’il n’y avait pas eu, au cœur même du film, la contre-partie absolue de cet équilibre, il pourrait ressembler à un feelgood movie aussi rassurant qu’humoristique9. Mais voilà : le même film met en scène l’irréparable, l’injustice absolue : la femme de Paul, enceinte, tuée par une balle perdue en sortant de la boutique. Il aurait suffi d’une petite seconde d’écart, avant ou après, pour qu’elle ne soit pas tuée10. La voyant en photo, Peul ne peut pas retenir ses larmes : quand la compensation est impossible, il n’y a pas d’autre chemin que les pleurs.

Telle est la « philosophie » implicite du film : si toutes les fautes pouvaient être réparées, compensées, on arriverait à quelque chose de plus beau, de meilleur. Mais l’échange, jamais, ne peut s’arrêter, de nouvelles dettes apparaissent chaque jour, et en outre, en plus, il arrive que la compensation soit impossible. Alors l’écrivain devient incapable d’écrire, tout s’arrête pour lui, jusqu’au moment où la parole lui est rendue par un tiers, un autre. Quand il revient, grâce à un Rashid, dans le système usuel de l’échange, il peut accomplir un pas au-delà. Mais le film s’arrête brutalement, sans conclusion. On ne peut jamais être sûr que ce pas puisse être accompli.

  1. Interprété par William Hurt, c’est l’alter ego de Paul Auster. ↩︎
  2. Rashid Cole, interprété par Harold Perrineau Jr, dont le vrai nom sera révélé plus tard : Thomas Jefferson Cole. ↩︎
  3. Interprété par Harvey Keitel. ↩︎
  4. Ce bar a effectivement existé à Brooklyn sous le nom de Augie’s Jazz Bar, au coin de la troisième rue et de la huitième avenue. Vendu en 1998, le nouveau propriétaire l’a rouvert sous un autre nom : Smoke, qui est le titre du film. Autre exemple de compensation à peu près équivalente, induisant un déplacement. ↩︎
  5. Interprété par Forrest Whitaker. ↩︎
  6. Allusion cinéphilique : on peut voir une copie VHS du film Smoke sur une télévision pendant la scène finale du film d’horreur Scream (Wes Craven, 1995). Comme quoi on peut rapidement devenir un film-culte. ↩︎
  7. Etrangement, Ruby est borgne, c’est la faille qui affecte tous les personnages du film. ↩︎
  8. 4000 photos en tout, prises de la même façon, et toutes différentes. ↩︎
  9. Le film a obtenu l’ours d’argent au festival de Berlin 1995. ↩︎
  10. Autre disparition irrémédiable : la mère de Rashid, Louise Vail. Décidément les mères sont mal loties dans ce film. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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