Daaaaaali! (Quentin Dupieux, 2023)

Le cinéma du supplément se supplémente lui-même par supplémentation des mises en abyme – et ça marche

Il s’agit, une fois de plus pour Quentin Dupieux, de la difficulté à faire un film, et aussi du succès final puisqu’à la fin, bien sûr, le film est projeté en salle et même applaudi, comme ce fut le cas, d’ailleurs, du véritable Daaaaaali! que nous commentons. Quentin Dupieux se filme (au moins) triplement : il est Jérôme le producteur (incarné par Romain Duris), il est aussi Judith la journaliste (interprétée par Anaïs Dumoustier), et il est encore frère Jacques le rêveur1, curé de village habillé en cardinal dont le rêve est plusieurs fois mis en abyme (le rêve dans le rêve dans le rêve, etc.) pour prolonger l’illusion de la télévision dans la télévision dans la télévision par laquelle tout commence, avant que le film n’ait tant de mal à s’achever (la fin du film dans la fin du film dans la fin du film, etc.)2. La mise en abyme au carré voire au cube (la mise en abyme dans la mise en abyme dans la mise en abyme, etc.) ne pouvant pas s’achever par elle-même, il faut un coup de force : la substitution du prêtre au peintre, qui peint quoi ? Le film. Il s’agit donc de peindre un film à la manière de… Dali, et aussi à la manière d’un curé de village, qui ne fait rien d’autre que signer. Mais la signature, comme le reste, est fausse, puisque c’est celle de Quentin Dupieux. On pourrait avoir du mal à commenter plus avant ce montage dans le montage.

Ils se mettent à six pour interpréter Dali : Gilles Lellouche, Edouard Baer, Jonathan Cohen, Pio Marmaï, Didier Flamand (vieux) et Boris Gillot (l’ogre gras qui ne fait que passer)3. Six fois (a), six fois le petit (a) de Lacan 4. Coalisés pour faire échouer le projet de documentaire de la petite journaliste, ils échouent, puisque le film est en salle. La spécialité de Dali au cinéma était le rêve. Pour La maison du Dr Edwardes (Alfred Hitchcock, 1945), il en a inventé un de vingt minutes, que le producteur David O. Selznick a réduit à deux. Dans le film de Quentin Dupieux, c’est l’inverse : le rêve du curé s’étend indéfiniment, jusqu’à englober (peut-être) l’intégralité du film5. Par son assurance, son manque de pudeur, son absence de surmoi, le Dali du film est le cinéma même6, tandis qu’au contraire par sa pudeur, sa timidité, ses hésitations, la Judith du film est l’antithèse du cinéma, comme le lui fait remarquer le producteur. Elle ne peut qu’échouer, mais justement, par sa naïveté, par l’acte involontaire de se filmer elle-même, elle réussit, comme Quentin Dupieux qui occupe désormais, par sa marginalité, une place centrale dans le cinéma français. Toujours plus de gags au service de toujours plus de mises en abyme pour toujours plus de films : il réitère un cinéma du supplément indifférent au film dit « de genre » fondé sur la répétition. Il faut toujours plus d’humour et d’inventivité pour continuer à faire du plus. Un peu plus de Dali, un peu plus de Bunuel, un peu plus de surréalisme ou d’absurdie, c’est aussi un peu plus de plaisir.

  1. Interprété par Eric Hegger. ↩︎
  2. Le film commence par un couloir interminable, qui semble ne jamais finir, comme si on circulait dans Un jour sans fin (Harold Ramis, 1993). ↩︎
  3. En 2007, dans I’m not there, Todd Haynes avait déjà distribué le rôle de Bob Dylan entre six acteurs et actrices. Dans son Saint Laurent (2014), Bertrand Bonello fait jouer le rôle du couturier par Gaspard Ulliel et Helmut Berger. Dans Cet obscur objet du désir de Luis Bunuel (1977), Carole Bouquet et Angela Molina incarnent la même Conchita. ↩︎
  4. Il y a dans le titre Daaaaaali! autant de petit (a) que d’interprètes de Salvador Dali dans le film. En démultipliant le (a) de Lacan, Quentin Dupieux va au-delà du quatre (au-delà des quatre discours, eux-mêmes possiblement mis en abyme), ce qui marque le caractère supplémentaire de son film. ↩︎
  5. C’est un point commun avec le film réalisé par Bunuel et Dali en 1928, Un chien andalou (ce n’est pas un hasard si, à un moment donné, une pluie de chiens tombe sur Dali). ↩︎
  6. On sait que, dans le noir, le cinéma efface provisoirement toutes les défenses, tous les interdits. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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