Conte de Printemps (Eric Rohmer, 1990)

À défaut de « chez soi », on peut espérer, par l’amour, un lieu stable, familial, rassurant – dont on puisse librement s’éloigner

On pourrait résumer le film en disant qu’une jeune fille de 19 ans, Natacha1, cherche à rapprocher son père, Igor, âgé d’une quarantaine d’années2, d’une femme qu’elle a rencontrée par hasard dans une pendaison de crémaillère3, Jeanne4, afin de se débarrasser de la compagne actuelle de son père, Eve5. Natacha ne manque pas d’intuition, car entre Igor et Jeanne, il y a effectivement au moins un point commun significatif : ils n’ont pas de domicile fixe, pas de « chez soi ». Tous deux vivent en-dehors du lieu qu’ils devraient et pourraient considérer comme leur habitat. Le studio de Jeanne est occupé par sa cousine Gaëlle, et l’appartement d’Igor par sa fille Natacha. Tous deux habitent usuellement dans l’appartement de leur conjoint du moment, qui s’appelle Mathieu dans le cas de Jeanne et Eve dans le cas d’Igor, mais ils n’y sont pas à l’aise. Jeanne ne supporte pas le désordre de Mathieu, un scientifique qui continue à vivre comme s’il était toujours célibataire. Comme il lui arrive souvent d’être absent, elle préfère ne pas s’installer dans le domicile commun. Igor a choisi d’habiter chez Eve, mais il sait que la liaison est instable. Lui aussi voyage beaucoup et ne revient dans l’appartement où réside sa fille que pour faire ses valises. D’ailleurs il ne se sent pas chez lui dans son logement aménagé par son ex-épouse, sur les conseils d’un architecte avec lequel il a rompu. Bref, Igor et Jeanne partagent une situation commune, c’est qu’ils n’ont pas de chez soi

Il existe un autre lieu plus stable, plus terrestre pourrait-on dire, où tout le monde peut se retrouver à l’initiative de Natacha : la maison de campagne d’Igor. Ce n’est pas un domicile urbain, un appartement, c’est une véritable maison de famille proche de la forêt de Fontainebleau, un héritage d’Igor dans lequel il bricole de temps en temps de ses propres mains, et pourrait éventuellement aller seul, dit-il, sans l’une de ses compagnes ou conquêtes car, peut-être, c’est chez lui. Eve ne supporte pas ce lieu, mais Natacha l’adore. C’est là qu’Igor et Jeanne se retrouveront seul à seule, pour une conversation intime sans rapport avec les discussions mondaines ou les bavardages habituels. Ce n’est pas un hasard si, la plupart du temps, ce point d’attache reste vide. D’ailleurs à la fin du film tout le monde s’en va, sans qu’on puisse deviner si l’histoire d’amour qu’on attend depuis le début entre Igor et Jeanne se concrétisera ou non.

Une anecdote apparemment marginale, racontée par Natacha, concrétise le questionnement central du film : le rapport de l’amour au lieu. Peu auparavant, un collier de famille, ayant appartenu à la mère d’Igor, a disparu6. Alors qu’elle aurait dû recevoir ce collier en cadeau le jour de son anniversaire (18 ans), Natacha soupçonne Eve, qui l’avait porté auparavant, de l’avoir volé. Elle doute que son père, qui l’avait mis dans la poche de son pantalon, ait pu l’égarer. En tout cas c’est Jeanne qui le retrouve par hasard : il a glissé, par inadvertance, dans l’une des chaussures d’Igor. Personne ne mentait, tout le monde était sincère, il n’y a pas de voleur, pas de coupable. Ce n’est pas un hasard si le collier de famille se retrouve dans une chaussure, tout près du sol. C’est le côté terrien, généalogique, de la famille, le lieu du chez soi, qui est aussi symbolisé par la maison de campagne, qui met tout le monde d’accord. Le collier cesse son errance, il arrive dans un lieu rassurant, amical. 

Cette anecdote (qui n’a pas été introduite dans le film par hasard) conduit à reposer autrement la question de l’amour. Natacha désire, pour son père, un amour stable, durable, authentique. Elle voudrait qu’il en finisse avec son errance amoureuse. Elle a senti, dès la première minute de leur rencontre, que Jeanne se trouvait dans la même situation : en attente d’un amour stable, durable, authentique. Le collier familial et la maison de campagne symbolisent cette authenticité. En se rapprochant, peut-être trouveraient-ils un lieu commun, qui serait aussi le lieu commun de Natacha, son chez soi. Le film pourrait se terminer ainsi, en exaltant le plus classique des amours, l’amour familial, respectueux des héritages et des positions, associé au jugement synthétique a priori7 de Kant. Puisqu’il faut bien « vivre avec », alors renonçons aux excès, aux écarts. Choisissons la sincérité, l’harmonie, sous l’égide de Robert Schumann8, le musicien préféré de la jeune marieuse Natacha. Mais le film ne s’enferme pas dans cette proposition. Jeanne prend ses distances à l’égard d’Igor et revient… où ? Dans une endroit qui n’est pas chez elle. On n’en saura pas plus.

  1. Interprétée par Florence Darel. ↩︎
  2. Fonctionnaire au ministère de la culture, il est interprété par Hugues Quester. C’est presque le seul homme du film, entouré par trois femmes. ↩︎
  3. Pendre une crémaillère, c’est s’installer définitivement quelque part, en l’occurrence à Montmorency. ↩︎
  4. Jeune professeure de philosophie qui effectue son stage de préparation dans le lycée Jacques-Brel de La Courneuve, elle est interprétée par Anne Teyssèdre. Lors de ses déplacements, elle emporte avec elle la Critique de la raison pure(Kant) et la République (Platon) – un choix des plus classiques, éloigné des courants philosophiques dominants des années 1980. ↩︎
  5. Interprétée par Eloïse Bennett. Les personnages féminins du film, Natacha, Jeanne, Eve, Gaëlle, ont toutes à peu près le même âge et la même culture, entre philosophie, musique et théâtre. ↩︎
  6. Le premier titre envisagé pour ce film était Collier perdu↩︎
  7. Jugement intuitif, qui n’est pas justifié par les faits ou la logique. ↩︎
  8. Gesänge der Frühe, op. 133, Robert Schumann, interprété dans le film par Florence Darel elle-même. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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