No Home Movie (Chantal Akerman, 2015)

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Témoigner d’un silence, dans le lieu impersonnel, abstrait et vide du « non-chez-soi »

Il faut commencer par analyser ce film par son titre, No Home Movie. Alors qu’il est tourné en grande partie dans l’appartement de la mère de Chantal Akerman, Natalia ou Nelly, il commence par déclarer que non, ce lieu n’est pas un chez soi (No-Home Movie)1. L’appartement est banal, quelconque, meublé avec le vague goût bourgeois de la deuxième moitié du 20ème siècle. Il est situé à Bruxelles, mais ce pourrait être n’importe où. Natalia est née ailleurs (en Pologne), elle aurait pu vivre ailleurs, par exemple à New York, comme sa fille Chantal, en Argentine, au Mexique où vit son autre fille Sylviane ou au Brésil, par exemple, elle aurait pu mourir à l’âge de 15 ans à Auschwitz où elle a été déportée comme ses parents qui n’en sont pas revenus. Chantal Akerman a vécu entre Bruxelles, New York et Paris, elle ne s’est jamais stabilisée nulle part. Les longs plans fixes tournés en d’autres lieux laissent entendre qu’elle n’a pas de chez soi, ou peut-être si, dans un endroit vide, un désert – et de toutes façons, comme le fait remarquer sa fille, Il n’y a plus de frontières. S’il y a du chez soi, on ne sait pas où il est, à l’intersection de ces pièces impersonnelles, entre portes ouvertes, fermées, entrouvertes, en tout cas pas dans cet appartement ni en Belgique, ce non-lieu qui manque de culture spécifique. Le chez-soi, s’il existait, serait autre chose, ailleurs. Faire le deuil du chez soi, c’est déjà faire le deuil de soi-même.

Une autre façon de raconter le film pourrait être de partir de sa fin, la mort de Nelly, dont l’événement apparaît comme un blanc aveuglant, un trou dans la pellicule. Peut-on raconter l’histoire d’une mort ? La mort est une rupture brutale, sans histoire. Les longs plans où il ne se passe rien (une pièce de l’appartement, le bord d’une route, une pelouse verte) montrent le temps qui passe, inexorable, dans sa brutalité. Un temps vide, un temps abstrait. On ne peut pas s’opposer au temps qui passe, c’est à peine si on peut le représenter. L’espace aussi est vide et abstrait. 

L’abstraction n’empêche pas l’affect, au contraire. Le film est noyé dans l’amour, l’excès de sentiment de la fille pour la mère et de la mère pour la fille – un lien fille-mère étroit, passionnel, malgré les voyages, l’éloignement, le vieillissement, un lien quasi-pathologique, pré-œdipien malgré la présence fugace, transitoire, du père dont Chantal porte le nom, disparu depuis plus de vingt ans. La mère et la fille se souviennent avec nostalgie de l’époque où la famille fêtait encore le shabat, l’époque où pendant trois ans Chantal fréquentait l’école juive où elle apprenait l’hébreu. Le père a voulu rompre avec le judaïsme, mettre fin à cette époque, et elles le regrettent mais elles n’y peuvent rien2. Il en reste un lien entre elles, un lien d’amour, de fidélité absolue. Les plans désertiques tournés en Israel3 montrent aussi l’effacement d’une tradition que les grands-parents ont emportée avec eux.

Dans une interview4, Chantal Akerman explique que sa mère ne parlait jamais de sa captivité à Auschwitz, elle n’en a jamais dit un seul mot à ses filles – et ce silence, malgré elle, s’entend entre chacune de ses paroles5. Chantal se dit obsédée par sa vie, elle aurait voulu, dans son cinéma, la raconter à sa place, témoigner à sa place de ce qu’elle a vécu. Bien entendu c’est impossible, mais cela ne l’a pas empêchée de tourner, à l’âge de 25 ans, le film Jeanne Dielman, 183 Rue du Commerce, qui se substitue à ce témoignage.

Ou bien disons : c’est l’histoire d’une agonie. On voit une femme de 86 ans se dégradant, perdant sa lucidité, devenant confuse, puis ne se rappelant plus du passé proche. Même les gestes quotidiens deviennent difficiles (manger seule), et elle semble s’en rendre compte. Elle se vide. Le vide n’habite pas seulement les plans, il habite les personnes. Et c’est comme si Chantal Akerman elle-même se vidait6. L’aide ménagère lui demande si elle a des enfants. Elle répond « non ». Voilà, plus rien, le vide peut tout envahir, on revient au premier film, Saute ma ville (1968), où elle se suicide dans la cuisine.

Ou encore : c’est l’histoire d’un retrait, un an et demi avant l’autre retrait par suicide, le 5 octobre 2015. Il n’y avait personne pour filmer le suicide de Chantal Akerman à Paris. Dans d’autres films Chantal se sera retirée (peut-être dans tous ses films), mais elle aura laissé une histoire, une trace. Dans ce film-là, quand sa mère meurt, elle dit aussi « Je suis morte ». C’est la fin, fin d’une histoire, d’un monde (celui du Juif polonais). Avec elles deux, tous les souvenirs partent, s’en vont. Bien sûr la trace pourra être recueillie par d’autres, le retrait lui-même pourra s’effacer. Le pire retrait aurait été celui qui ne laisse aucun souvenir, mais ce n’est pas le cas de la réalisatrice qui laisse une œuvre, y compris ce film. Il aura fallu qu’elle dise : mais si ! Il restera quelque chose ! Regardez mon film ! Elle le dit si fort que peut-être elle en doute. Et si malgré tout, malgré ces efforts, il ne restait rien ?

  1. On peut aussi lire le titre : No Home-Movie. Dans le langage courant, le « home cinema » est le cinéma chez soi, à la maison. S’il n’y a pas de maison, peut-il encore y avoir du Home-Cinema ? ↩︎
  2. Quand Nicole Brenez demande à Chantal Akerman de se définir, elle répond : « Je suis une fille juive ». Le grand-père paternel de Chantal, très pratiquant, est mort en 1958, et son père Alexis en 1994. ↩︎
  3. Localisation confirmée par Chantal Akerman elle-même dans une interview accordée à Daniel Katzmann. ↩︎
  4. Publiée dans le site MUBI. ↩︎
  5. Ne serait-ce que par le minuscule accent yiddish qu’elle a conservé. ↩︎
  6. Chantal Akerman s’est suicidée moins de deux mois après avoir achevé le film, quelques jours avant sa première présentation au New York Film Festival. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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