Deux ou trois choses que je sais d’elle (Jean-Luc Godard, 1967)

Il faut une voix possessive, étouffée quoique toute-puissante, pour s’approprier par le proxénétisme du texte et du montage le corps et l’expression des femmes

Dans ce film s’exprime une toute autre vision des « trente glorieuses », avant même que Jean Fourastié n’ait inventé l’expression en 1973 pour désigner la période de développement accéléré 1945-19731, en référence aux « Trois Glorieuses » de la Révolution de 1830 (les journées des 27, 28 et 29 juillet), lesquelles Glorieuses sont devenues ici trois femmes qui vivent dans un grand ensemble de la région parisienne2, dont deux se prostituent de temps en temps, Juliette Jeanson, femme de garagiste, interprétée par Marina Vlady, et Marianne, coiffeuse, interprétée par Anny Duperey, auxquelles s’ajoute une cliente de café qui converse avec le conjoint de Juliette, Robert, interprétée par Juliet Berto (anonyme dans le film3). Ces trois femmes occupent le devant de la scène, mais bien entendu ce sont des actrices, elles ne font que dire ce que leur fait dire Jean-Luc Godard qui parle en son propre nom d’une voix étouffée qui oblige à dresser l’oreille pour entendre les citations qu’il choisit et les aphorismes qu’il énonce. La question de savoir qui prostitue qui ? restera ouverte jusqu’à la fin. Godard commande, il est le souteneur qui expose les filles à notre regard, nous qui avons payé notre place pour voir le film. C’est lui qui les habille, les coiffe, les maquille, leur dit comment s’exprimer et quoi dire. Son positionnement n’est pas différent de celui du client des prostituées qui soumet les filles à son regard, leur fait jouer un rôle avant de décider ou non de prolonger le spectacle par l’acte. Godard n’a pas besoin de baiser pour s’approprier leur corps, il joue tous les rôles, proxénète, client, logeur, détective privé omniscient et flic de service, et même un peu pute lui-même puisqu’il est sensé se confier, parler en son propre nom, nous offrir sa chair au-delà de sa voix4. En ventriloquant ces deux-trois jeunes femmes de banlieue, il ne se contente pas des deux ou trois choses qu’il dit d’elles, puisqu’il sait tout, puisque c’est lui qui parle, c’est lui qui garantit leur crédibilité et notre croyance en elles. Dans ce dispositif, l’étonnant est que, d’une certaine façon, elles soient crédibles. On peut croire aux phrases qu’il met dans leur bouche malgré leur diction hâchée, on peut penser qu’elles sortent vraiment de leur bouche, même si parfois on a des doutes. Quant à elles, elles acceptent en tant qu’actrices de participer à l’entreprise d’ex-appropriation des jeunes filles entreprise par le cinéma5, mais exercent en tant que femmes leur droit de refus, comme l’a prouvé Marina Vlady qui a rejeté vigoureusement la demande en mariage du réalisateur6. Pour dire la vérité sur le monde, il faut que Godard réduise ces jeunes femmes au statut de métonymie de la condition du sujet, du salarié, du consommateur, de l’acteur. Il ne leur demande aucune expression personnelle et ne prend même pas la peine de s’adresser à elles (après son refus, il n’a pas dit un seul mot à Marina Vlady pendant la totalité du tournage7). C’est la vérité du film, puisque c’est la vérité du rapport de Godard aux actrices8. Elles sont la partie qui représente le tout, le tout étant le capitalisme, l’urbanisme, la consommation et l’idée qui peut en être construite à partir des livres, et non pas à partir de l’expérience telle que décrite par la journaliste Catherine Vimenet et l’écrivaine Marie Cardinal9. Le ELLE du titre ne renvoie pas à une personne, mais au contraire à la plus radicale des dépersonnalisations10

La maîtrise de Jean-Luc Godard sur ce film est absolue. Elle passe par les filles, le décor, le montage, la voix et même les livres qu’il choisit, tous dans la collection Idées, elle s’accorde avec un machinisme généralisé : les chantiers, les autoroutes, les flippers, les produits de consommation11, les sonorités, les voitures, le garage, les boutiques, les vêtements, les couleurs, toutes ces « choses à filmer » sont industrielles, mécaniques, y compris la radio et la prostitution des banlieues. Strictement, la domination capitalo-phallique est phallogocentrique, elle s’appuie sur des raisonnements, des théories, un logos sous-jacent à toutes les réalités. Ce qui se présente comme cinéma-vérité souffle sa vérité, à chaque instant, dans la présence du présent (présentifiée par le café fumant), par la micro-oreillette logée dans l’oreille des actrices, par les discours proférés à la radio et dans les librairies, par la condamnation politico-morale du président Johnson, et aussi par la complaisance à l’égard de la prostitution, qui n’est jamais condamnée. Les filles l’exercent avec indifférence, sans dégoût particulier, sans culpabilité, comme une prolongation de leur être12. Multipliant les regards-caméras, elles ne cachent rien, s’exhibent avec franchise. Leur beauté s’expose en parallèle de la construction de l’autoroute, leur chair se marie avec les couleurs de la ville. Dans cette nouvelle normalité, capitalisme, urbanisme, consommation et prostitution se croisent sans vraiment se distinguer, dans une sorte d’équivalent général incarnée par la voix du maître.

  1. Le « choc pétrolier » a mis fin à cette période. ↩︎
  2. La Cité des 4000 à La Courneuve (92) (il s’agit de 4000 logements). Il se trouve que, plusieurs décennies plus tard, seule la barre d’immeubles Mail de Fontenay où habite Juliette a été conservée, alors qu’une grande partie de la Cité a été démolie ou transformée. ↩︎
  3. Seules celles qui se prostituent ont droit à un nom. ↩︎
  4. Une voix étouffée attire l’attention sur la respiration, le corps, la chair. ↩︎
  5. Qui a conduit des années plus tard à dénoncer le comportement de réalisateurs comme Benoît Jacquot, Jacques Doillon, Alain Corneau ou Jean-Claude Brisseau. On se souvient encore des frasques de Roman Polanski, mais celles de Jean-Luc Godard sont peu évoquées. ↩︎
  6. Née en 1938 et ayant fait ses preuves avant Godard, elle ne lui devait rien, contrairement à Anna Karina (née en 1940, âgée de 19 ans au moment de leur rencontre et de 20 ans au moment de leur mariage en 1961) ou Anne Wiazemsky (née en 1947, âgée de 19 ans au moment de leur rencontre et à peine plus au moment de leur mariage en 1967). Après sa séparation d’avec Anna Karina, Godard avait besoin d’une remplaçante. ↩︎
  7. Citation de Marina Vlady : « J’étais extrêmement mal à l’aise – comme tous les autres acteurs, d’ailleurs. Ce système ne laissait que peu de place aux émotions. Nous étions tous à l’écoute, tendus pour exécuter les ordres. Souvent, Jean-Luc nous piégeait en nous posant une question personnelle ».  ↩︎
  8. À propos du jeu de Marina Vlady, Godard a déclaré : « Au lieu de prendre le taxi pour venir au tournage, tu n’as qu’à venir à pied. Si tu veux vraiment mieux jouer, c’est la meilleure chose à faire ». ↩︎
  9. Un article paru dans le Nouvel Observateur du 23 mars 1966 évoque les prostituées occasionnelles sous le titre « Les étoiles filantes ». Ces femmes ne se prostituent pas pour acheter des vêtements, comme le suggère le film, mais pour nourrir leur famille. ↩︎
  10. La bande-annonce du film intègre 17 cartons renvoyant à la sémiologie dissimulée sous le « elle » du titre : « Apprenez en silence deux ou trois choses que je sais d’ELLE. ELLE, la cruauté du néocapitalisme. ELLE, la prostitution. ELLE, la région parisienne. ELLE, la salle de bains que n’ont pas soixante-dix pourcents des Français. ELLE, la terrible loi des grands ensembles. ELLE, la physique de l’amour. ELLE, la vie d’aujourd’hui. ELLE, la guerre du Vietnam. ELLE, la call-girl moderne. ELLE, la mort de la beauté moderne. ELLE, la circulation des idées. ELLE, la gestapo des structures. » ↩︎
  11. 1966 est l’année de l’ouverture du premier hypermarché en France, baptisé Carrefour↩︎
  12. Chantal Akerman s’est inspirée de ce positionnement pour réaliser Jeanne Dielman, 183 rue du Commerce, 1080 Bruxelles(1975). Il ne semble pas y avoir de culpabilité chez Jeanne Dielman, mais elle finit quand même par décompenser, ce qui n’est pas le cas chez Godard. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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