Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963)

Il faut filmer, sans vergogne, au-delà de la honte et du mépris, au-delà de toute autre relation d’amour ou de conjugalité

Le thème manifeste du film, comme l’indique le titre, c’est le mépris1. Paul Jamal, interprété par Michel Piccoli, a pour ambition d’écrire des pièces de théâtre, mais il faut qu’il rembourse les dettes contractées pour l’achat de son appartement de Rome, où il vit avec sa femme Camille, interprétée par Brigitte Bardot. Il accepte une proposition ingrate, voire honteuse, que lui fait le producteur américain Jérémy Prokosch2 : réécrire le scénario proposé par le grand réalisateur Fritz Lang3 pour son film basé sur l’Odyssée d’Homère. Le producteur déteste les rushes déjà tournés, il s’exprime par hurlements ou dans une autre langue (chacune de ses paroles est traduite par son assistante Francesca4), pour exiger un scénario plus vendeur avec plus d’action ou plus de sexe. Paul accepte et empoche le chèque que lui propose Prokosch. Cet engagement pourrait suffire à motiver le mépris de Camille, si celle-ci connaissait quelque chose au cinéma, mais il n’en est rien : le seul film de Fritz Lang qu’elle connaisse est son western avec Marlene Dietrich, L’Ange des maudits (1952). Elle méprise Paul pour une autre raison : l’impression que, pour séduire le producteur, il est prêt à lui céder sa femme. Par deux fois il la laisse partir avec l’Américain, il accepte même sans réagir que l’homme l’embrasse. Sans doute a-t-elle fait exprès, sans doute l’a-t-elle mis à l’épreuve par ce baiser. Camille refuse d’être instrumentalisée dans cette transaction et déclare son mépris définitif. C’est fini, dit-elle, et elle quitte le tournage d’Ulysse à Capri pour Rome dans l’Alfa Roméo rouge du producteur. Mais celui-ci va trop vite, il s’encastre sous un camion5 où ils périssent tous les deux. Paul perd Camille, la possibilité d’écrire un scénario, mais apparemment il garde l’argent – et donc l’appartement de Rome. Fritz Lang continue à tourner le film sur la base de son script, avec pour assistant Jean-Luc Godard. Tous deux survivent à la mort du producteur et de la star. On peut en déduire que le véritable artiste résiste à tout. Il réalise le film sur la base du script qu’il avait écrit – sans hésitation et apparemment sans honte.

En disant cela, j’introduis un élément qui ne se trouve pas dans le film : la honte. Implicite partout, elle est invisible. Godard a souvent expliqué que la tâche du cinéma était de montrer l’invisible, c’est le mot qu’il emploie de préférence à celui d’inconscient. Ses personnages ne sont jamais situés, on ne sait quasiment rien sur eux, il évite la psychologie et encore plus la psychanalyse. Seuls comptent pour lui le verbe (dialogues, citations) et l’image, qui dans sa conception inclut le visible et l’invisible. Le mépris surgit d’un fait : le scénariste qui se vend aux producteurs ou qui leur abandonne sa propre femme – pas d’une culpabilité ni d’un ressort inconscient. Que Jean-Luc Godard soit lui-même concerné puisqu’il est en train de tourner un film de 5 millions de francs (coût élevé pour l’époque) financé par trois producteurs6 dont deux intéressés uniquement par la rentabilité financière, que Brigitte Bardot soit payée (instrumentalisée – justement ce que son personnage, Camille, refuse)7 afin qu’elle tourne des scènes de nu et/ou sexuelles, cela mérite au minimum une certaine réserve pour un réalisateur de la Nouvelle Vague. Mais Godard a accepté cette règle du jeu, il ne la conteste pas et introduit même un dialogue où B. B. est comparée à un autre B. B., Bertold Brecht, qui a fait ce qu’il a pu et plutôt réussi à rester lui-même en adaptant ses ouvrages au désir du public8. Après tout Godard n’agit pas différemment, il a fait jouer (instrumentaliser) dans plusieurs de ses films Anna Karina avec laquelle il est sur le point de divorcer. On peut dire qu’il mérite un certain mépris9, ce qui ne l’empêche pas de continuer à tourner le film avec Fritz Lang. S’il n’avait pas réussi à transmuter l’apport financier des producteurs en une œuvre qui prend à peu près le contre-pied des demandes qui lui sont faites, il se sentirait peut-être coupable – mais ce n’est pas le cas, au contraire. Il a le sentiment d’avoir été plus rusé que ses interlocuteurs, notamment en introduisant, à la place d’une scène de sexe, une (voire plusieurs) scènes de fesses qui sont l’occasion d’un dialogue verbal assez sensuel. Plus moderniste que ses producteurs, il a le sentiment d’avoir élevé le débat, d’avoir effectué un pas au-delà. Il n’a aucune raison d’avoir honte puisqu’il a prouvé le mouvement en marchant.

Paul s’inquiète du mépris de Camille, mais ne l’intériorise pas. Lui non plus n’a pas honte de ce qu’il fait, il ne se sent pas coupable, la seule chose qui lui importe est la perte d’amour, c’est-à-dire le regard d’autrui (sa femme, la seule qui compte pour lui). De même que Brigitte Bardot sait qu’elle est payée pour la nudité (elle acceptera de tourner une scène supplémentaire de sexe à Paris en échange d’une somme conséquente), Paul sait que l’amour conjugal ne vaut que ce que vaut une transaction. Ce n’est pas Brigitte Bardot, c’est Jean-Luc Godard qui refuse de rentrer dans le jeu du male gaze qui pourrait augmenter le nombre d’entrées et les recettes. Sans la célèbre actrice, il n’aurait jamais eu assez d’argent pour tourner en Italie et louer la villa Malaparte, mais il s’arrange pour que l’argent lui revienne sous la forme d’un film godardien. C’est un choix, et aussi une prise de position sur l’avenir du cinéma. Sur une inscription lumineuse affichée dans la salle de projection de Cinecittà où des rushes de L’Odyssée de Fritz Lang sont projetés, on peut lire : «IL CINEMA È UN’ INVENZIONE SENZA AVVENIRE ». Cette citation supposée des Frères Lumière dont on dit qu’elle aurait pu être proférée par Antoine ou son fils Louis en 1895 ou 1896 n’est mentionnée que pour être démentie. Certes, le producteur américain humilie Fritz Lang qui par sa présence représente le Cinéma avec un grand C, mais c’est lui qui va disparaître avec la star, et non pas le réalisateur dont l’assistant n’est autre que Jean-Luc Godard, qui représente ce que l’on a nommé dès les années 50 le cinéma d’auteur, c’est-à-dire l’avenir du cinéma, encore vivant semble-t-il dans le premier tiers du 21ème siècle, quoi qu’on en dise. 

Il reste à se demander à quoi sert la longue scène de dispute conjugale (près d’une demi-heure) dans la partie centrale du film. Godard a reconnu qu’il s’agissait d’une sorte de remplissage pour que le film soit suffisamment long par rapport aux critères classiques. Mais l’explication est insuffisante, notamment si l’on tient compte des affinités de ce film avec Voyage en Italie, le film projeté dans le cinéma où les personnages se retrouvent avant le départ pour Capri. Le film de Rossellini (1954), qui contient aussi un séjour à Capri10, est l’histoire d’une réconciliation conjugale, c’est-à-dire exactement l’opposé de l’intrigue du Mépris, qui décrit l’épuisement d’une telle relation. Chez Rossellini, Katherine (interprétée par Ingrid Bergman) adresse un cinglant « I despise you » à Alexander (interprété par George Sanders), mais la vision d’un cadavre enlacé dans les cendres de Pompéi leur rappelle qu’ils pourraient mourir sans faire couple ni famille, ce qu’ils ne supportent pas. Chez Godard, Camille ne se contente pas d’affirmer son mépris, elle le prend au sérieux. Même si elle avait survécu, elle n’aurait plus jamais fait couple avec Paul – de même qu’Anna Karina avec Godard, dont Camille est l’imitation et le double11. Le lien conjugal est mis sur le même plan que le vieux cinéma hollywoodien, appelé à être dépassé.

En définitive, la seule chose qui compte est la réalisation du film. Il se termine par un personnage jouant Ulysse, qui voit (ou croit voir) se dessiner Ithaque dans la brume. Ithaque, avec Pénélope, son tissage et ses prétendants, c’est l’avenir du cinéma.

  1. Le Mépris est le titre du livre d’Alberto Moravia, paru en 1954 et traduit en français en 1955, dont Godard s’inspire pour le scénario. ↩︎
  2. Godard explique dans le scénario que Jérémy Prokosch (interprété dans le film par Jack Palance), né à Tulsa (Oklahoma) il y a environ 37 ans, a sauvé Francesca à la fin de la guerre d’un camp de concentration allemand. En se servant d’elle comme secrétaire et quasi-esclave, il ne se prive pas de le lui faire sentir.  ↩︎
  3. Fritz Lang, né le 5 décembre 1890 à Vienne et mort le 2 août 1976 à Beverly Hills, avait 73 ans en 1963. En interprétant son propre rôle, il rendait un hommage à la jeune génération. ↩︎
  4. Interprétée par Francesca Vanini. ↩︎
  5. Malgré les bravades de Prokosch, il se pourrait qu’il y ait une intention suicidaire dans cet encastrement. Dans L’Arrangement(Elia Kazan, 1969), Eddy Anderson s’encastre lui aussi, volontairement, sous un camion. ↩︎
  6. Georges de Beauregard pour Rome Paris Films, Carlo Ponti pour la Concordia Compania Cinematografica et Champion Film, Joseph E. Levine pour Avco Embassy. ↩︎
  7. Son cachet d’un million de dollars représente la moitié du prix du film. ↩︎
  8. C’est Fritz Lang qui cite une ballade de Bertold Brecht : « Chaque matin, pour gagner mon pain, je vais au marché où l’on vend des mensonges et, plein d’espoir, je me range à côté du marchand ». ↩︎
  9. Phrase à double sens : il mérite aussi d’avoir tourné le film Le Mépris, un tournage qui le dédouane peut-être du mépris qu’il mérite. ↩︎
  10. Alexander y retrouve son amie Judy. ↩︎
  11. Anna Karina a reconnu que de nombreuses expressions de Camille dans le film venaient d’elle. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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