Oh Canada (Paul Schrader, 2024)

Faute d’avoir été digne d’amour, je voudrais être digne de la vérité, mais celle-ci m’échappe, il ne me reste que la prière

A) Dire la vérité

Quelques jours avant de mourir d’un cancer, Leonard Fife (interprété par Richard Gere1), réalisateur de documentaires engagé à gauche, est interviewé par un de ses élèves devenu lui-même réalisateur. Plutôt que de répondre aux questions banales qui lui sont posées, il choisit de dire ce qu’il considère comme la vérité sur sa vie, et plutôt que de s’adresser, comme on le lui demande, à l’interviewer, il demande à son épouse, Emma2, de s’asseoir près de la caméra. Il cherche, une dernière fois, à contrôler le dispositif cinématographique. Au lieu du prêtre ou du psychanalyste, c’est une caméra enregistreuse qui le regarde et l’écoute. S’il fait une confession, ou s’il profère un aveu, il voudrait qu’ils soient adressés à Emma, sachant qu’en réalité tous les destinataires du film pourront y avoir accès – car s’il a vécu de nombreuses décennies avec son épouse, il a vécu encore plus longtemps avec la caméra. Il s’adresse donc à la caméra, c’est-à-dire à lui-même, puisqu’il a toujours occupé cette place. Après avoir longtemps filmé les autres, il décide de se filmer droit dans les yeux. Après avoir toute sa vie dénoncé les scandales d’autrui, accusé les responsables de divers méfaits, c’est sur sa propre vie que doit porter la toute dernière enquête. En forçant sa femme à s’asseoir à côté de la caméra qui n’est autre que son double, il règle ses comptes avec elle. Il faudra qu’Emma entende ce qu’il a à dire, il faudra qu’elle encaisse, même si déjà elle n’était pas dupe, comme elle l’aura avoué elle-même le jour où elle aura rencontré son fils répudié dont elle avait deviné l’existence. Il prétend n’attendre ni punition ni rétribution, il affirme se ficher de ce qui sera fait de ses déclarations après sa mort (ce dont on peut douter), il affirme vouloir simplement, pour la première fois, dire la vérité. Oui, il a dérobé de l’argent dans un drugstore, a pris la fuite, oui, il a divorcé plusieurs fois sans jamais l’avoir avoué à sa dernière épouse, oui, il a abandonné son fils et sa femme enceinte, oui, il a laissé tomber une deuxième fois une autre compagne pendant sa grossesse. Il a été égoïste, n’a élevé aucun enfant et ne laisse derrière lui que des films. Quand son fils biologique s’est présenté à lui il l’a récusé en disant : « Je n’ai pas de fils » – une honte, un énorme mensonge. Exilé au Canada, il s’est posé comme héros, affirmant qu’il fuyait la conscription à cause de la guerre du Vietnam, alors qu’en réalité il s’est fait réformer sans risque en simulant une homosexualité factice. La difficulté, c’est qu’en révélant tout cela, il donne l’impression de raconter des faits, alors qu’il est peut-être en train de mentir, d’inventer ou de délirer. Il n’est pas tout à fait sûr lui-même de la vérité de ce qu’il dit.

B) Impostures

L’une des questions posée par le film est : pourquoi dirait-il la vérité ? Il s’exprime sans donner aucune explication. A-t-il prémédité cette ultime interview pour ajouter à sa vie une dimension supplémentaire, énigmatique ? A-t-il profité de l’occasion par pur opportunisme ou par jeu, ou par repentance (alors qu’il ne s’est jamais senti aucune obligation morale), est-ce la dernière lubie d’un vieillard, une provocation gratuite, ou encore pour une autre raison qu’on ne peut même pas imaginer ? On n’en sait rien, mais il faut qu’il le dise. Il n’est pas croyant, il n’attend aucun salut, aucune rédemption, aucune réincarnation, il sait qu’il n’y a pas d’avenir après la mort, et pourtant… En 1980, Richard Gere a interprété3 un certain Julian dans American Gigolo4. Engagé dans une carrière hors norme qui consistait à coucher avec des femmes mariées, pris dans une situation inextricable qui aurait pu le faire condamner à mort, Julian a été sauvé par une femme qui, par amour, lui a donné un faux alibi. Il était innocent mais la question centrale n’était pas la vérité, la question centrale était l’amour. Que Julian soit digne d’amour lui avait procuré la rédemption. Or ce que Leo veut faire savoir à la fin de sa vie, c’est que, lui, il est indigne d’amour. Il n’a en réalité jamais aimé Emma et Emma ne l’a jamais aimé, tout cela était un mensonge, une imposture, comme peut-être toutes ses autres actions, y compris professionnelles et politiques, comme peut-être le reste de sa vie. Il est temps de dénoncer l’imposture, mais pourquoi ? Il y a dans cette démarche une dimension agressive, hostile, dont sa femme est la principale victime puisqu’elle ne bénéficiera pas du prestige posthume qui aurait dû être le sien. Il a, après tout, toujours été méprisant à l’égard des femmes. En faisant sentir à Emma qu’elle ne vaut rien, il se situe sur le même plan qu’elle, à égalité. Il affirme que lui, au moins, ne ment plus, il veut faire savoir que la vérité, pour lui, ne se présente pas comme aveu, mais comme valeur, outrepassant la célébrité ou le prestige posthume. La difficulté, c’est que même quand il prétend dire la vérité, il manque de crédibilité. Ne confond-il pas sa première épouse, Amy, avec Sloan, l’assistante qui coorganise l’interview ? Les deux personnages sont interprétés par la même actrice (Penelope Mitchell). Ne confond-il pas sa troisième épouse, Emma, avec Gloria, la femme d’un de ses amis ? Ces deux personnages sont aussi interprétés par la même actrice (Uma Thurman). Et l’enfant de l’un ne devient-il pas l’enfant de l’autre ? Voici que la vérité qu’il veut ériger comme valeur suprême lui joue des tours. Ce n’est pas seulement l’amour qui lui a manqué, c’est aussi la lucidité. Il n’y a pas qu’un Leo, il y en a plusieurs, hétérodoxes et incompatibles. La vérité se brouille, elle lui échappe au moment où il voudrait la faire surgir et il n’y a personne, aucun objet d’amour, pour l’aider.

C) Une prière

Ce film testamentaire est inspiré par le roman lui-même testamentaire d’un ami de Paul Schrader, Russel Bank (1940-2023), paru en 2021 sous le titre Foregone et traduit en français en septembre 20225 sous le titre Oh Canada. Le cinéaste, qui est aussi scénariste, déclare : « Il est tombé malade, j’ai lu son livre, et c’est devenu mon idée. Russell l’appelait son « Ivan Ilitch »6; c’est devenu mon « Ivan Ilitch »7 ». Dans le roman de Tolstoï (La mort d’Ivan Illitch, 1886), le personnage tente de faire la paix avec sa propre conscience. Supposons que, dans ce film, ce soit Paul Schrader, âgé de 77 ans au moment du tournage, qui se pose la question. Le fait que son frère aîné, également nommé Leonard, ait échappé à la conscription pendant la guerre du Viêt Nam en se réfugiant à Kyoto8, donne un certain poids à cette hypothèse. Depuis ses premiers scénarios, son cinéma tourne autour d’une sécularisation du christianisme9. Il ne cesse de poser et reposer à nouveaux frais les questions de l’aveu, de la culpabilité, de la faute, du châtiment, du salut, de l’amour – ou de la rédemption par l’amour. Ses films se succèdent comme les femmes de Leo, avec leur lot d’auto-accusations et de regrets. Que peut signifier la confession, l’aveu, en ces temps sécularisés ? Ce que dit le film à travers la bouche de Leonard Fife, c’est qu’en tant que confession interminable, la cinématographie de Paul Schrader n’est ni un constat, ni une vérité, mais une déclaration, une prière. Il cite Russel Bank qui écrit : « On ne pleure pas quand on prie ». Plutôt que d’exprimer par des pleurs sa souffrance, son désespoir devant la mort, Paul Schrader choisit, par l’intermédiaire de Leo, de s’adresser au tout autre derrière la caméra. Il ne raconte pas ses fautes, ne se repent pas, ne fait pas de bilan, mais prend langue avec l’autre qui ne répondra jamais, qu’on ne peut plus nommer Dieu car la religion est inactuelle mais, par exemple, l’inconscient, le passé, les circonstances, les causes, la psychologie, etc. Une confession déguisée en prière qui n’est pas destinée à s’auto-accuser, s’auto-punir mais à affirmer ou revendiquer sa dignité, cela reste une confession. Leo a géré sa carrière sans souci de dignité. En affirmant une méta-loi, une loi au-dessus de la loi dont désormais il doit répondre, il s’éloigne de l’immédiateté, il voudrait être digne de cette affirmation mais ne sait pas comment faire, il en est incapable. Il pourrait être trop tard mais on peut toujours essayer, car c’est l’avenir qui nous filme.

D) Mourir filmé

Après tout, un documentaire n’est-il pas à la fois une vérité, une imposture et une prière ? La vérité c’est : Regardez, écoutez, c’est la vie. L’imposture c’est : Ce n’est pas ça, c’est factice, mensonger. La prière c’est : Et pourtant croyez-moi, je dis vrai. Tout documentaire, y compris l’interview finale de Leonard Fife, porte les trois dimensions. À la fin, Leo craque. Il est sur le point de passer de l’autre côté. Emma l’accompagne dans la chambre. Elle veut rester seule avec lui dans ses derniers instants – comme pour effacer sa confession, sa déclaration, sa prière; mais Sloan, en cachette, pose une caméra sur un meuble. Il sera filmé, encore et toujours, dans son dernier moment. Dans cette ultime image, le documentaire manifestera sa vérité, son réel – mais nous savons que c’est une imposture.

  1. Sauf pendant les flashbacks sur sa jeunesse, où il est interprété par Jacob Elordi. ↩︎
  2. Interprétée par Uma Thurman. ↩︎
  3. Paul Schrader dit qu’il aurait tout aussi bien pu choisir un autre acteur, mais le fait est que c’est Richard Gere qui a été choisi. ↩︎
  4. Oh Canada pourrait être le cinquième et dernier film de la série de Paul Schrader sur les travailleurs de nuit : Taxi Driver en 1976 (réalisé par Martin Scorsese), American Gigolo en 1980, Light Sleeper en 1992, puis The Walker en 2007, avec un ancêtre ou proto-ancêtre commun : Pickpocket (Robert Bresson, 1959). Leonard ne travaille pas la nuit mais, comme le Michel de Pickpocket, c’est un homme qui aura vécu dans l’obscurité, la dissimulation. ↩︎
  5. Aux éditions Actes Sud. ↩︎
  6. Après avoir écrit le livre, Russel Banks est mort de la même façon que son personnage : cancer, chimie, phases dégénératives. ↩︎
  7. Interview parue dans Le Monde. ↩︎
  8. Il n’a pas simulé l’homosexualité, mais a été envoyé par lʼÉglise pour enseigner dans une école religieuse. ↩︎
  9. Il en reste dans le film quelques marques cruciformes, y compris le marquage au sol destiné… à la caméra. ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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