Bird (Andrea Arnold, 2024)

Le jour des premières règles est celui où une bénédiction doit venir, pour protéger, accompagner et aussi prendre son envol

On peut qualifier Bird de film de banlieue, de film sur l’adolescence, de film social, de film fantastique, et sans doute encore autrement, en fonction d’autres connotations qui renvoient à des films de genre bien déterminés et balisés. Mais on peut aussi soutenir que, en mettant en avant ces qualifications, on omet la principale qui constitue elle aussi peut-être un mini-genre quoique rarement mentionné et le plus souvent dissimulé derrière d’autres thèmes : le film de menstruation, car ce qui arrive au personnage principal, Bailey, 12 ans1, ce sont ses premières règles. On peut interpréter cela non pas sur le mode du récit familial à connotation fantastique, comme cela apparaît à première vue, mais sur le mode du fantasme. Au moment de ses premières règles apparaît un homme nommé Bird2 qui, avec un étrange accent indéfinissable, s’adresse à elle pour trouver son chemin avant de passer, encore plus étrangement, les nuits sur un toit, parfois habillé et parfois nu. Il se trouve que cet homme qui déclare être à la recherche de son père dont il a perdu la trace, a habité dans son enfance dans le même bâtiment que la mère de Bailey, nommée Peyton. La jeune fille qui passe ses journées à errer dans les rues de cette petite ville du Kent3, d’un squat à l’autre, le conduit à Peyton, qui effectivement connaît l’adresse de l’homme.

Avant de continuer à raconter l’histoire, il faut expliquer pourquoi ce film mérite d’être interprété comme un fantasme lié à la menstruation. La réalisatrice Andrea Arnold explique qu’il lui a été inspiré par un rêve : un homme nu sur le toit d’une maison4. Ce rêve a donné lieu à une histoire dont le personnage principal est une fille vivant sa première expérience de sang qui coule de son sexe, et cela sans émotion excessive, ni dégoût, ni plainte. L’image n’a rien de trivial et demande à être explorée. À plusieurs reprises on la voit toucher ce sang, non sans marquer un certain degré de satisfaction, de plaisir. Le côté souvent honteux, intime, des premières règles (et des suivantes) est gommé. De même que son père semble vivre heureux dans un squat, elle accepte avec reconnaissance ce signe. Il y a de l’anti-conformisme dans cette démarche, et peut-être un peu d’autobiographie (qui sait ?5). En tout cas le lien est fait entre un homme étrange, doux, solitaire, et un événement qui marque le commencement d’une autre époque, d’un envol, pour cette jeune fille qui auparavant s’habillait surtout en garçon. Elle aurait bien aimé suivre la bande des copains de son frère, mais ils l’ont empêchée, alors elle saisit l’occasion de conduire Bird au bord de la mer où habite l’homme recherché, et elle y amène ses petites sœurs (les autres filles de sa mère, plus jeunes qu’elle), comme si elle acceptait, virtuellement, de devenir maman. Les premières règles, c’est le moment d’imaginer un homme hors du commun, à la fois extérieur et protecteur. Déjà sortie de sa famille élargie, elle doit néanmoins la prendre en charge. Le sang est ambivalent, à la fois signe de vitalité et de mort; ainsi en va-t-il de la place où Bailey devra se situer (une femme).

Bailey habite avec son père Bug (Insecte, c’est son surnom)6, un demi-frère plus vieux qu’elle, Hunter, et une demi-sœur plus jeune. Dans cet immeuble délabré, sans portes, couvert de graffitis, on pourrait croire que les habitants sont tristes, déprimés, mais pas du tout. Le père est aimant, original mais sympathique, il a plein d’amis, aime la musique, circule en trottinette électrique, vit en vendant une préparation hallucinogène crachée par un crapaud drogué (drug road)7, et va se marier d’ici peu avec une jeune femme rencontrée trois mois auparavant, Kayleigh. Il n’y a pas de misérabilisme, les pauvres sont tous différents les uns des autres, ils peuvent être heureux ou malheureux comme tout le monde, ils ne semblent pas beaucoup prévoir l’avenir mais vivent avec intensité le présent. Bug semble avoir comme unique souci, ce jour-là, d’organiser son mariage le samedi suivant avec ses trois enfants, dont Bailey comme demoiselle d’honneur. Il ignore bien sûr que sa fille, qu’il adore, connaît ses premières expériences de menstruation – mais la fiancée Kayleigh ne l’ignore pas et joue un rôle rarement rempli par les mères biologiques : un tampon, un médicament, et un sourire. Comme quoi se marier dans un squat n’empêche pas la solidarité et la bonne éducation, ce dont il est parfois convenu de douter.

Mais revenons à notre histoire de fantasme. Bug a eu son premier fils, Hunter, à l’âge de 14 ans, et voilà que ce même fils (Hunter) engrosse lui aussi une jeune fille de 14 ans nommée Moon. Hunter voudrait bien garder l’enfant (comme son père), mais les parents de Moon poussent à l’avortement. La question des règles est (logiquement) rapprochée de celle de la procréation. Il s’agit de faire des enfants, de les désirer, de les aimer, bien qu’on habite dans un squat. Bird est orphelin, mais pas Bailey. Le jour où elle acquiert la puissance de donner la vie, il lui faut une bénédiction venue d’ailleurs. Elle aura tellement désiré cette bénédiction qu’elle viendra doublement : de l’homme-oiseau et de la nouvelle épouse du père, le premier en ange gardien et la seconde en transmettrice d’un savoir, d’une expérience. Le vagabond ne restera pas, il laissera la place libre pour un autre. 

  1. Interprétée par Kykiya Adams, pour la première fois à l’écran. ↩︎
  2. Interprété par Franz Rogowski. ↩︎
  3. Le film a été tourné à Gravesend, Dartford, Ashford et Bean. ↩︎
  4. Citation : « Il y a longtemps j’ai eu l’image d’une homme très maigre et très grand avec un long pénis debout sur un toit. Il y avait de la brume autour de lui. Je ne savais pas qui il était : bon, mauvais ou alien. Je ne comprenais pas pourquoi cet homme était debout nu sur le toit. » ↩︎
  5. Andrea Arnold a grandi solitaire avec sa mère et sa fratrie, elle déclare volontiers que sa jeunesse a été sauvage. ↩︎
  6. Interprété par Barry Keoghan dont l’enfance ballotée entre une dizaine de familles d’accueil ressemble à celle des personnages du film. ↩︎
  7. Ce crapeau ne crache qu’en écoutant le groupe rock Coldplay.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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